L’armée libanaise à la merci des tiraillements politiques
Par Soraya Hélou
Le suspense a été finalement levé. La mascarade au sujet du maintien du commandant en chef de l’armée à son poste après le 10 janvier date de son passage à la retraite s’est terminée au Parlement. Le président de la Chambre qui avait déclaré à plusieurs reprises à ses visiteurs qu’il préférait que cette question soit réglée en Conseil des ministres qui a le pouvoir de nommer a dû se résoudre à ce que la solution soit concoctée au Parlement et in extremis, la proposition de loi présentée par certains députés qui prévoit le report de l’âge de la retraite de tous les chefs de services sécuritaires et militaires pour une période d’un an a été votée, en l’absence des députés du Bloc du Liban Fort (CPL) qui ne sont pas venus au Parlement et des députés du Hezbollah qui s’étaient retirés de la séance parlementaire, juste avant le tour de ce projet.
La vacance à la tête de l’armée a donc ainsi été évitée et en même temps, le président du Conseil chargé des Affaires courantes a été déchargé d’un lourd poids, alors qu’il se heurtait au blocage du ministre de la Défense, principal concerné par les désignations gouvernementales qui concernent les forces militaires.
L’armée et le Liban peuvent donc respirer, mais aussi la communauté internationale, notamment les Etats-Unis, la France et même certains Etats arabes qui n’avaient pas caché leur appui au maintien à son poste du général Joseph Aoun.
En réalité, après la position déclarée de l’ambassadeur saoudien au Liban Walid al-Boukhari, lors de sa visite récente au patriarche maronite le cardinal Béchara al Raï à Bkerké, il était devenu clair que la décision du maintien serait prise, car les parties en présence pouvaient difficilement s’opposer à la volonté de l’Arabie et à celle du patriarche maronite, au sujet de l’un des plus importants postes maronites au sein de l’Etat libanais. D’autant que ce maintien bénéficiait de l’appui déclaré de la plupart des parties politiques internes, notamment chrétiennes comme les Forces Libanaises et le parti Kataëb, alors que ceux qui n’y étaient pas forcément favorables avaient préféré garder un silence discret. La seule partie ouvertement hostile au maintien du général Joseph Aoun à son poste est le CPL, dont le chef Gebrane Bassil a clairement expliqué sa position et les raisons de son opposition à une telle décision, quel que soit le scénario final adopté.
Dans cette position, il y a ainsi un aspect personnel, lié à la gestion du général Joseph Aoun de l’armée que le chef du CPL considère comme peu conforme à la loi et aux principes de la troupe qui parlent de loyauté et d’intérêt national. Mais il y a aussi un aspect technique selon lequel la loi prévoit des mécanismes pour empêcher la vacance à la tête de l’armée et il faudrait les appliquer au lieu de passer à l’exception. Enfin, il y a aussi un aspect de principe. Pour le CPL et son chef, le maintien ou non d’un commandant en chef de l’armée à son poste est une décision souveraine qui ne devrait pas être dictée par l’étranger aussi important soit-il. C’est d’ailleurs l’argument que Bassil avait développé devant l’émissaire français Jean Yves Le Drian lorsque ce dernier avait ouvert ce sujet avec lui.
Justement l’interférence étrangère, dans un sujet aussi délicat est assez étrange. Le CPL et d’autres composantes internes se sont ainsi demandé pourquoi des parties étrangères tiennent-elles autant au maintien du général Joseph Aoun à son poste, au point de menacer de suspendre les aides à l’armée et aux militaires, devenues essentielles en raison de la crise économique et financière grave que traverse actuellement le Liban ?
Pour le CPL et son chef c’est le signe que le général Joseph Aoun sert les intérêts étrangers qui ne sont pas toujours en harmonie avec ceux du Liban et cela devrait être une raison suffisante pour ne pas le maintenir à son poste après son passage officiel à la retraite. Dans ce contexte, Gebrane Bassil fait clairement allusion au dossier des déplacés syriens, se basant sur ce que lui a dit Jean Yves Le Drian lorsqu’il lui a déclaré que le départ du général Joseph Aoun de la tête de l’armée est une menace pour la sécurité nationale libanaise, française et européenne. Bassil a ainsi rappelé dans une conférence de presse que le commandant en chef de l’armée n’a pas seulement laissé les réfugiés syriens venir en masse au Liban, surtout au cours des derniers mois sous couvert de besoin économique, il a aussi ramené des réfugiés qui voulaient se rendre en Europe via Chypre au Liban, selon la demande de l’Union européenne. Il faut rappeler à cet égard que le général Joseph Aoun avait à plusieurs reprises déclaré, lorsqu’on lui demandait pourquoi il ne fermait pas les passages clandestins entre le Liban et la Syrie, au passage des refugiés, qu’il avait besoin pour cela de 40 000 soldats, qui sont introuvables avec la sollicitation permanente de l’armée pour des missions sur l’ensemble du territoire libanais.
Il y a toutefois, un autre point qui peut susciter des interrogations. Il s’agit des rumeurs qui circulent sur d’éventuelles négociations pour une trêve prolongée au Sud du Liban. Rien de tout cela n’est encore clair, ni officiel. Mais des rumeurs circulent et ses reprises dans les médias, ajoutant encore au flou qui entoure actuellement le rôle de l’armée et de son chef.
Quoiqu’il en soit, à ce stade, le commandant en chef devrait donc rester en fonction jusqu’au 10 janvier 2025, sauf si d’ici-là le Liban se dote d’un président de la République et d’un nouveau gouvernement, qui devraient à leur tour procéder à de nouvelles nominations.
Mais en attendant un tel développement, qui ne semble pas imminent, on peut dire que le commandant en chef de l’armée a été clairement appuyé par un camp politique précis, ce qui rend sa mission et celle de la troupe plus difficile pour les mois à venir. Malheureusement, l’armée est ainsi la première victime des tiraillements et des polémiques politiques et il faudra que les esprits se calment pour qu’elle puisse accomplir sa mission dans une sérénité relative. Loin des calculs des gains et des pertes politiques, c’est tout le Liban qui a besoin de son armée, la seule institution étatique encore fonctionnelle. Aujourd’hui, la priorité devrait être donc de la préserver et d’éviter de lui faire subir les mauvais effets des dissensions politiques internes.