L’entente de Mar Mikaël, un mariage maronite?
Par Fouad Karam
Depuis qu’elle a été officiellement conclue à l’église de Mar Mikaël, le 6 février 2006, entre le général Michel Aoun, alors chef du bloc du Changement et de la Réforme, et sayed Hassan Nasrallah secrétaire général du Hezbollah, l’entente dite de Mar Mikaël ne cesse de susciter les commentaires et des spéculations sur sa survie, au fil des crises et des développements.
Pourtant, cette entente qui a fêté le 6 février ses seize ans continue d’exister, les spéculations sur sa fin aussi. Dans le paysage politique libanais, elle est même l’une des alliances qui a duré le plus longtemps, sachant qu’en général, au Liban, surtout depuis la fin officielle de la guerre civile en 1990, les alliances se font et se défont au gré des intérêts des parties qui les nouent.
Un petit retour en arrière s’impose. Nous sommes en 2005, année charnière pour le Liban, avec le séisme provoqué par l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et les changements politiques qui l’ont accompagné. Aussitôt après l’assassinat qui a eu le 14 février, le mouvement du 14 Mars est né avec la bénédiction des Occidentaux, Etats-Unis et France en tête dont les ambassadeurs à Beyrouth, Jeffrey Feltman et Bernard Emié ont joué un rôle déterminant dans la formation de ce mouvement. L’objectif à cette époque était de permettre à ce mouvement de gagner les élections législatives prévues en mai de la même année, pour pouvoir prendre les décisions nécessaires au changement politique voulu par les Occidentaux après l’adoption de la résolution 1559 de l’ONU qui prévoyait le retrait des troupes syriennes et la dissolution de toutes les milices armées.
Pour pouvoir atteindre cet objectif, «les parrains» étrangers du 14 Mars avaient donc poussé le Courant du Futur et le PSP été en filigrane les Forces Libanaises, à conclure un accord électoral avec Amal et le Hezbollah qu’on a appelé «l’accord quadripartite». Michel Aoun qui était pourtant un pilier fondateur du 14 Mars a été laissé de côté, parce que justement «les parrains» connaissaient son indépendance et ce qu’ils appelaient son caractère imprévisible. Les élections ont eu lieu et le 14 Mars a effectivement remporté la majorité parlementaire. Mais Michel Aoun a obtenu la plus grande partie des voix chrétiennes, en dépit des tentatives de l’isoler. Comprenant qu’il n’avait pas sa place dans le mouvement qu’il avait contribué à fonder parce qu’un agenda précis lui était confié qui allait à l’encontre de ses convictions et de sa vision de l’intérêt du pays, Michel Aoun a choisi alors d’entamer des négociations avec le Hezbollah en vue d’aboutir à une entente. De son côté, le Hezbollah, qui avait conclu l’accord quadripartite sans se faire trop d’illusions conscient que la période était très grave et qu’après les soldats syriens, il sera la prochaine cible des «parrains», s’est lancé à fond dans les négociations proposées par Aoun et son camp.
Pendant plusieurs mois, les émissaires des deux camps, (entre autres Gebrane Bassil du côté aouniste et Ghaleb Abou Zeinab du côté du Hezbollah) ont discuté en profondeur avant d’aboutir à l’adoption d’un document d’entente destiné à permettre au Liban de traverser cette période de turbulences et de construire un Etat digne de ce nom. Après chaque rencontre, les émissaires des deux camps s’entretenaient avec leurs directions respectives qui suivaient les moindres détails des discussions.
Une fois l’accord conclu, sayed Nasrallah et le général Aoun ont été conviés à l’annoncer officiellement dans la cérémonie dite de Mar Mikaël. Les images étaient fortes et symboliques, mais dès le début, la plupart des parties politiques misaient sur l’effondrement de cette entente.
Les tirs ont donc immédiatement commencé contre l’entente de Mar Mikaël. Pourquoi? C’est justement la question qui mérite d'être posée. D'abord parce que cette entente a pris les autres protagonistes et leurs parrains de court. Nul ne s’attendait d’abord à ce que les contacts entre le CPL et le Hezbollah aboutissent, surtout que tout avait été fait pour d’une part neutraliser le Hezbollah en commençant à l’accuser de l’assassinat de Rafic Hariri et d’autre part isoler Aoun et son parti. Par le fait-même de sa conclusion, cette entente avait donc déjoué tous les plans établis pour permettre au 14 Mars de contrôler le Liban et de l’entraîner dans la mouvance de l’Occident et de son agenda.
Ces derniers n’ont pas pris trop au sérieux cette entente, estimant qu‘elle est comme l’accord quadripartite et qu’elle s’évaporera rapidement. La guerre de juillet 2006 a alors éclaté et contrairement aux pronostics du 14 Mars, elle a renforcé l’entente de Mar Mikaël, lui donnant un contenu profond notamment au niveau des bases populaires des deux parties.
Les critiques contre cette entente se sont alors intensifiées, allant jusqu’à la considérer comme «contre nature». Les incidents de mai 2008 entre le gouvernement de Fouad Siniora et le Hezbollah qui ont abouti à une opération militaire bien étudiée du Hezbollah pour couper court aux tentatives de liquider la résistance étaient en partie destinés à isoler le Hezbollah et à défaire l’entente de Mar Mikaël. Mais il n’en a rien été et au contraire, cet épisode a consolidé l’entente entre les deux camps à tel point que le Hezbollah a décidé dès lors d’appuyer la candidature de Michel Aoun à la présidence de la République. Toutefois, lors de la rencontre de Doha en mai 2008, le président français de l’époque Nicolas Sarkozy a réussi à convaincre Aoun d’être «le faiseur de président» et de laisser par conséquent la présidence à Michel Sleiman…
Pendant les 6 ans du mandat Sleiman, les liens se sont renforcés entre le Hezbollah et le CPL au point que l’entente de Mar Mikaël s’est incrustée dans l’inconscient des deux bases populaires. Il était donc, dans ce contexte, tout à fait normal que le Hezbollah utilise toute son influence pour empêcher l’élection d‘un président autre que Michel Aoun à partir de mai 2014, à la fin du mandat de Michel Sleiman.
Il a ainsi fallu attendre le 31 octobre 2016 pour que ce projet aboutisse, après avoir fait de nombreux mécontents, surtout les Américains qui n’ont jamais pardonné à Michel Aoun d’avoir été élu grâce au Hezbollah.
Dès lors, leur objectif déclaré est devenu de défaire à tout prix cette entente qui a permis d’amener à la tête de la République libanaise un président sans l’aval des Occidentaux, Etats-Unis en tête.
Tous les moyens ont été utilisés dans ce but, dissensions internes, discorde confessionnelle, blocus économique, sanctions…Malgré cela, en dépit des couacs, l’entente demeure. Elle a certes connu des secousses graves, notamment face aux crises multiples auxquelles a dû faire face le mandat de Michel Aoun et qui ont suscité la colère et la grogne populaires contre lui, mais elle tient bon. Le CPL a dû évoquer publiquement les divergences avec le Hezbollah, mais à aucun moment, il n’a dit qu’il comptait mettre un terme à cette alliance. Même chose du côté du Hezbollah qui face aux critiques publiques de son allié, a dû lui aussi reconnaître l’existence de divergences, tout en restant attaché à cette entente.
A la veille des législatives de mai 2022, qui dit-on sont cruciales, le Hezbollah et le CPL ont de nouveau affiché leur alliance. Celle-ci est devenue si incrustée dans le paysage politique et populaire libanais, qu’elle en est devenue presque naturelle. En dépit de toutes les tentatives pour la briser, cette alliance a changé le paysage interne libanais, en brisant les barricades confessionnelles au niveau des bases respectives. Ce qu’aucune alliance politique ou électorale entre d’autres composantes libanaises n’avait réussi à faire. C’est d’ailleurs pourquoi, dans l’entourage du CPL et du Hezbollah on la qualifie de «mariage maronite»…