Les protestations populaires entre mouvement spontané et agenda étranger
Par Soraya Hélou
A la veille de boucler la première quinzaine de manifestations populaires, la vision commence à s’éclaircir. Si, au départ, les protestations étaient totalement justifiées à cause du comportement désinvolte à la limite de l’inconscience d’une grande partie du gouvernement qui continuait à croire qu’il était possible de continuer à pomper le peuple pour renflouer les caisses du Trésor public, à mesure que le temps passe beaucoup de questions commencent à se poser. Par exemple, au dixième jour, on ne peut plus vraiment parler de manifestations spontanées. Au contraire, celles-ci montrent chaque jour un grand niveau d’organisations, des moyens impressionnants et des agendas qui dépassent les revendications de départ.
Au point qu’il serait bon de revenir un peu en arrière à la période qui a précédé l’éclatement du mouvement du 17 octobre.
Il y a eu ainsi les sanctions américaines grandissantes, en principe contre le Hezbollah mais dont l’éventail s’élargissait de plus en plus. Il y a eu aussi les déclarations rapportées par des délégations libanaises revenues des Etats-Unis sur une volonté claire de l’administration américaine d’affaiblir le Hezbollah à tout prix, même si cela devait se répercuter sur l’ensemble du pays. En même temps, il y a eu un nouvel élan au sein de certains milieux du 14 mars qui semblaient se ressaisir après une période de désenchantement due à l’élection de Michel Aoun et aux élections législatives de 2018.
En fait, les tentatives de modifier l’équilibre politique établi grâce à ce qui a été appelé «le compromis présidentiel entre le CPL et le Courant du Futur, avec l’appui du Hezbollah», n’ont jamais cessé. Il y a eu ainsi la tentative de pousser le Premier ministre à la démission à Riyad en novembre 2017 et d’autres crises successives jusqu’à l’affaire de Qabre Chmoun qui a paralysé le pays pendant 40 jours.
Plus récemment, au cours des dernières semaines, il y a eu les crises successives de l’essence, du pain, puis l’éclatement d’incendies un peu partout sur le territoire libanais qui ont mis les nerfs des Libanais à vif. Dans ce contexte de malaise et de crise financière et économique aigue, le gouvernement a pris une décision d’imposer une taxe sur le WhatsApp, (qui est par essence une application gratuite) mettant ainsi le feu aux poudres.
En principe donc, toutes les raisons de la colère populaire étaient réunies pour pousser les gens à descendre dans les rues. Mais ce qui reste étonnant, c’est qu’immédiatement, trois chaînes de télévisions locales qui se plaignaient récemment d’avoir des difficultés financières et qui se menaient une guerre sans merci, ont commencé à diffuser en direct les manifestations sans interruption, appelant rapidement les protestataires «les révolutionnaires» et relançant des slogans qui rappellent étrangement les révolutions du «printemps arabe».
Aux premiers jours du mouvement, l’enthousiasme populaire était général et réel, tant la situation était devenue insoutenable. Le mouvement semblait spontané et rassembleur, réclamant à juste titre un changement. Mais certains indices suscitaient des interrogations. Pourquoi l’ambassadeur de Russie à Beyrouth avait-il déclaré à un quotidien libanais quelques jours avant le déclenchement du mouvement que les Etats-Unis préparaient le chaos au Liban ? Pourquoi cette explosion a-t-elle eu lieu après la déclaration du Président de la République faite à la tribune des Nations Unies sur la possibilité d’établir un contact direct et public avec l’Etat syrien pour le retour des déplacés syriens chez eux, si la communauté internationale ne décide pas d’aider le Liban dans ce dossier, qui a été suivie de la déclaration faite le 13 octobre du ministre des Affaires étrangères sur son intention de se rendre à Damas ? Pour les nostalgiques du 14 Mars et leurs parrains, cette démarche était la consécration d’un échec cuisant au Liban. Un échec qui vient s’ajouter à la succession de revers essuyés par les Américains et leurs alliés dans la région, de l’Iran, en passant par l’Irak, la Syrie et jusqu’au Yémen. Dans l’ensemble de cette région en train de se diriger vers la Russie et ses alliés, il n’y avait plus que le Liban qui pouvait encore servir de terrain d’action pour tenter de renverser la tendance générale.
Il est vrai que le gouvernement a donné de bonnes raisons aux gens pour réagir et exprimer leur colère, mais on ne peut pas se contenter de cette lecture. Comment les gens parviennent-ils à manifester tous les jours, alors qu’ils sont sans rentrées financières ? Qui fournit la nourriture, la logistique et les programmes pour distraire les manifestants et les pousser à rester dans la rue ? Pourquoi couper les routes entre les régions et au sein d’une même région en reprenant des positions qui rappellent étrangement celles qu’avaient les différentes milices pendant la guerre ?
Pourquoi les organisateurs ne se manifestent-ils pas, pour se présenter comme les interlocuteurs véritables au nom des protestataires ? Pourquoi aussi, dès les premiers jours du mouvement, les diplomates occidentaux se sont empressés de se rendre auprès du commandement de l’armée pour le sommer de ne pas utiliser les gaz lacrymogènes et les tuyaux d’eau contre les manifestants et de ne pas entreprendre contre eux la moindre action physique sinon l’armée serait pointée du doigt par toutes les organisations internationales et serait accusée d’opprimer les manifestants ?
Enfin, pourquoi, le programme des revendications reste-t-il flou ?
Pourquoi y a-t-il une cellule invisible qui dirige les manifestations et qui est visiblement liée à des parties internationales ? Pourquoi le libano-américain Walid Pharès est-il en train de pousser les manifestants à rester dans la rue en déclarant qu’ils protestent contre la terreur du Hezbollah ?
Pourquoi, enfin, les manifestants refusent-ils tout dialogue avec le chef de l’Etat qui leur a dit que tous les sujets pouvaient être débattus y compris le changement de gouvernement, à condition d’éviter une vacance du pouvoir terriblement nuisible dans de telles conditions ?
Pourquoi encore et pour finir, les manifestants concentrent-ils leur hargne sur le chef de l’Etat, le ministre des AE, le président de la Chambre et occultent-ils totalement les autres figures pourtant liées à la guerre civile ou directement impliquées dans la corruption ?
Dans son discours d’hier, le secrétaire général du Hezbollah a émis des doutes sur l’existence d’un agenda extérieur qui commencerait par exiger la chute du gouvernement pour passer ensuite à la chute de la présidence et réclamer enfin que le Hezbollah dépose les armes.
Il n’est donc plus permis de regarder ce mouvement comme des protestations spontanées. C’est aux manifestants désormais de répondre aux questions qui se posent et de montrer qu’ils ne veulent que régler la crise sociale et économique, non servir les intérêts étrangers, qui finalement ramènent vers le renversement de l’équation qui a permis l’élection de Michel Aoun et la fin de la menace terroriste sur le Liban, ainsi que le renforcement de l’équation de la dissuasion avec «Israël». Une remarque encore : comment se fait-il que soudain, tous les anciens symboles du 14 Mars sont revenus sur le devant de la scène ? Et si le mouvement du 17 octobre n’était qu’un nouveau 14 mars revisité ?