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Quand le Foreign Affairs sonne le glas de la démocratie américaine

Quand le Foreign Affairs sonne le glas de la démocratie américaine
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Par Samer Zoughaib

La prestigieuse revue Foreign Affairs met en garde contre une dérive autoritaire du système politique américain dans les années à venir. Le pays pourrait connaître «une augmentation des assassinats, des attentats à la bombe et d'autres attaques terroristes», préviennent les auteurs d’un long article publié le 20 janvier.

Les 9 et 10 décembre dernier, le président américain Joe Biden a réuni virtuellement un «sommet pour la démocratie» auquel n’étaient évidemment pas conviés la Chine, la Russie, la Hongrie, la Turquie et d’autres pays dont les politiques ne siéent pas à Washington.

«Israël», récemment épinglé pour ses pratiques d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien par un rapport d’Amnesty international, trônait parmi «les Etats et les territoires» choisis par les Etats-Unis pour participer à ce sommet.

A cette occasion, le locataire de la Maison-Blanche, en posture très inconfortable dans les sondages, a distillé des leçons à la planète entière et a distribué des certificats de bonne ou de mauvaise conduite. Joe Biden a martelé que la démocratie dans le monde est confrontée à «des défis importants et inquiétants».

Plus récemment, le Département d’Etat a publié un communiqué déplorant le recul de la démocratie en Afrique, et appelant les pays dans ce continent à respecter les échéances électorales et les processus constitutionnels.

L’attitude des Etats-Unis qui consiste à vouloir se présenter comme le gardien de la volonté des peuples de la terre à la libre expression politique contraste avec le recul des pratiques démocratiques en Amérique même. La situation est tellement lamentable que Joe Biden a dû l’évoquer lors de son discours. Il a reconnu que les États-Unis eux-mêmes devaient «combattre sans relâche pour être à la hauteur de leurs idéaux démocratiques».

Mais la réalité est bien plus grave. Dans un long article intitulé America’s Coming Age of Instability (La prochaine ère d’instabilité de l’Amérique), publié le 20 janvier dans la revue Foreign Affairs (FA), les journalistes Steven Levitsky et Lucan Way brossent un tableau particulièrement sombre de la démocratie américaine et mettent en garde contre une dérive vers un système «autoritaire».

Les deux auteurs écrivent que bien qu’elle ait échoué, «la violente rébellion» provoquée le 6 janvier 2021 par Donald Trump, qui «a tenté de voler l'élection» présidentielle, a «ébranlé le système américain jusqu'à la moelle et l'a mis sur la voie de l'instabilité».

Les institutions américaines très affaiblies

«Un an après le début de la présidence de Joe Biden, la menace pour la démocratie américaine n'a pas reculé, soutient l’article du Foreign Affairs. Il est vrai que les institutions démocratiques américaines ont survécu à la présidence Trump, mais elles ont été considérablement affaiblies.»

Steven Levitsky et Lucan Way affirment que le Parti républicain «est devenu une force extrémiste et anti-démocratique, mettant en danger l'ordre constitutionnel des États-Unis.»

Poussant plus loin leur analyse, les deux journalistes se disent convaincus que «les États-Unis (…) se dirigent vers une longue période d'instabilité du régime, qui pourrait être ponctuée de crises constitutionnelles récurrentes, d'une escalade de la violence politique et éventuellement de périodes de régime autoritaire.»

Les auteurs rappellent que dès 2017, FA avait averti que «(Donald) Trump était une menace pour les institutions démocratiques américaines», avant de poursuivre: «Trump s'est montré autoritaire. (Il) a corrompu et utilisé des agences étatiques clés à des fins personnelles, partisanes et antidémocratiques. Il a mis beaucoup de pression sur les responsables gouvernementaux chargés de l'application de la loi, du renseignement, de la politique étrangère, de la défense nationale, de la sécurité intérieure, de la gestion des élections et même les agents de la santé publique pour (les contraindre à) déployer l'appareil gouvernemental contre les rivaux du président.»

Ne se contentant pas de «politiser les institutions de l'État», Trump a essayé de voler les élections, ajoute FA. (Il est le) seul président de l'histoire des États-Unis à avoir refusé d'accepter la défaite. Il a passé fin 2020 et début 2021 à faire pression sur les responsables du ministère de la Justice, les gouverneurs, les législateurs des États, les responsables des élections des États et locaux, et même le vice-président Mike Pence, pour annuler illégalement les résultats des élections. Lorsque ses efforts ont échoué, il a incité les foules à attaquer le Capitole et à tenter d'empêcher le Congrès de confirmer la victoire de Biden. Cette campagne de deux mois pour rester illégalement au pouvoir mérite bien son nom: une tentative de coup d'Etat. Et, comme nous le craignions, le Parti républicain n'a pas réussi à contenir Trump.»

Et Foreign Affairs de poursuivre: «La loyauté partisane et la peur des partisans de Trump ont pris le pas sur les engagements constitutionnels, sapant l'outil le plus puissant du système pour prévenir les abus présidentiels: la responsabilité. Seuls dix des 211 républicains de la Chambre ont voté pour destituer Trump à la suite du coup d'État manqué, et seuls sept des 50 républicains du Sénat ont voté pour le condamner.»

«Bien que la démocratie américaine ait survécu à la présidence Trump, elle a été gravement endommagée, déplorent Steven Levitsky et Lucan Way. À la lumière de l'abus de pouvoir flagrant de Trump, de sa tentative de voler les élections de 2020, de l'obstruction à la transition pacifique du pouvoir et des efforts pour restreindre l'accès des électeurs aux urnes, les indicateurs de la démocratie mondiale ont considérablement abaissé la note des États-Unis depuis 2016. Aujourd'hui, l’Amérique est à égalité avec le Panama et la Roumanie dans l'Indice mondial de la liberté de Freedom House, et en dessous de l'Argentine, de la Lituanie et de la Mongolie.»

Le Parti républicain «extrémiste et antidémocratique»

Selon les deux journalistes, la défaite de Trump aux élections de 2020 n'a pas écarté la menace qui pèse sur la démocratie américaine. «Le Parti républicain est devenu extrémiste et antidémocratique, écrivent-ils. La transformation a commencé avant Trump. Pendant la présidence de Barack Obama, d'éminents républicains considéraient Obama et les démocrates comme une menace existentielle. Ils ont adopté une série de mesures à l'échelle de la nation visant à restreindre l'accès aux urnes et, plus important encore, ils ont refusé d'autoriser Obama à pourvoir un poste vacant à la Cour suprême, en 2016. L'extrémisme républicain s'est accéléré sous Trump, au point où le parti a abandonné son attachement aux règles du jeu démocratique (…) Les républicains du Congrès ont interrompu les efforts visant à créer une commission indépendante pour enquêter sur la rébellion incitée par Trump le 6 janvier 2021.»

Certes, Donald Trump a été le principal artisan du changement apparu au sein du parti républicain. Mais l’autoritarisme et l'extrémisme républicain ont été poussés par une forte pression venant de la base. «Les principales composantes du parti sont blanches et chrétiennes et vivent dans les banlieues, les petites villes et les zones rurales, explique FA. Non seulement les chrétiens blancs sont en déclin au sein de l'électorat, mais la diversité croissante et les progrès vers l'égalité raciale ont également sapé leur statut social. Selon une enquête de 2018, près de 60% des républicains ont déclaré qu'ils se sentent comme des étrangers dans leur propre pays.»

Et les deux journalistes de poursuivre: «De nombreux électeurs républicains pensent que leur pays d'enfance leur est volé. Cette perte relative de statut a eu un effet drastique: un sondage de 2021 parrainé par l'American Enterprise Institute a révélé que 56% des républicains étaient d'accord pour dire que le mode de vie traditionnel américain disparaît si rapidement que ‘nous devrons peut-être recourir à la force pour le préserver’.»

La revue américaine estime que le virage républicain vers l'autoritarisme s'est accéléré depuis que Trump a quitté la Maison Blanche: «A tous les échelons, le parti a adopté le mensonge selon lequel l'élection de 2020 a été volée. Les républicains qui ont publiquement rejeté ce mensonge, ou soutenu une enquête indépendante sur la rébellion du 6 janvier, ont mis en danger leur carrière politique. La communauté des affaires américaine, qui a toujours été pro-républicaine par excellence, n'a pas fait grand-chose pour résister à la transformation autoritaire du parti républicain. Bien que la Chambre de commerce américaine se soit initialement engagée à s'opposer aux républicains qui nieraient la légitimité des élections de 2020, elle a ensuite fait marche arrière. Selon le New York Times, la Chambre de commerce, ainsi que des grandes compagnies telles Boeing, Pfizer, Ford, General Motors, AT&T et United Parcel Service, financent désormais les législateurs qui ont voté pour annuler les élections. Les menaces contre la démocratie américaine s'intensifient.»

Risque de politisation des institutions fédérales

Steven Levitsky et Lucan Way tirent la sonnette d’alarme: «Si Trump ou un républicain partageant les mêmes idées remporte la présidence en 2024 (avec ou sans fraude), la nouvelle administration politisera probablement la bureaucratie fédérale et déploiera l'appareil gouvernemental contre ses rivaux. Après que la direction du parti ait été largement purgée des politiciens attachés aux normes démocratiques, la prochaine administration républicaine pourrait facilement franchir la ligne vers ce que nous appelons l'autoritarisme compétitif ; C'est un système dans lequel il y a des élections compétitives, mais l'abus du pouvoir actuel de l'État fait pencher la balance contre l'opposition.»

Les deux journalistes estiment que le risque d'un effondrement démocratique aux États-Unis est réel «(…) Cependant, tout effort visant à consolider un régime autoritaire aux États-Unis se heurtera à plusieurs obstacles, affirment-ils. Il y a une opposition unie au sein du Parti démocrate, qui est bien organisé, financé et viable sur le plan électoral. De plus, en raison de profondes divisions partisanes et de l'attrait relativement limité du nationalisme blanc aux États-Unis, un autocrate républicain n'obtiendra pas le soutien populaire qui a aidé à soutenir les autocrates élus dans d’autres pays (…) Les républicains pourraient chercher à truquer ou à annuler une élection serrée en 2024, mais un tel effort est susceptible de conduire à des manifestations massives et peut-être violentes dans tout le pays. Un gouvernement républicain autoritaire devra également faire face à des médias, un secteur privé et une société civile plus forts et plus indépendants. Même l'autocrate américain le plus engagé ne pourra pas contrôler les grands journaux et les réseaux de télévision et limiter efficacement les sources d'information indépendantes. Enfin, l'autocrate républicain sera confronté à des contraintes institutionnelles. Bien que de plus en plus politisé, le système judiciaire américain reste plus indépendant et plus robuste que ses pairs dans d'autres régimes autoritaires émergents. En outre, le fédéralisme américain et un système hautement décentralisé de l'administration électorale constituent un rempart contre l'autoritarisme centralisé.»

Violences et des crises constitutionnelles récurrentes

L’article du Foreign Affairs ajoute: «Ainsi, même si les républicains réussissent à voler les élections de 2024, leur capacité à monopoliser le pouvoir pendant une période prolongée risque d'être limitée. L'Amérique n'est peut-être plus sûre pour la démocratie, mais elle est toujours inhospitalière pour l'autocratie. Les États-Unis semblent se diriger vers l'instabilité du régime. Un tel scénario serait caractérisé par des crises constitutionnelles récurrentes, y compris des élections contestées ou volées et des conflits intenses entre les présidents et le Congrès (comme les procédures de destitution et les efforts de l'exécutif pour contourner le Congrès), le système judiciaire (comme les efforts pour purger ou codifier les tribunaux), et les gouvernements des États (tels que des batailles intenses sur les droits de vote et la gestion des élections).»

«Les États-Unis sont susceptibles de basculer entre des périodes de démocratie dysfonctionnelle et des périodes de régime autoritaire concurrentiel dans lesquelles les titulaires abusent du pouvoir de l'État, tolèrent ou encouragent l'extrémisme violent et retournent le terrain électoral contre leurs rivaux, poursuivent les deux journalistes. Dans un avenir proche, l'élection présidentielle américaine impliquera non seulement un choix entre des ensembles de politiques concurrentes, mais un choix plus fondamental quant à savoir si le pays sera démocratique ou autoritaire. Enfin, la politique américaine se caractérisera probablement par une recrudescence de la violence politique. La polarisation extrême et la concurrence partisane intense génèrent souvent de la violence, et en fait, les États-Unis ont connu une augmentation significative de la violence d'extrême-droite pendant la présidence de Trump. Bien que les États-Unis ne se dirigent peut-être pas vers une seconde guerre civile, ils pourraient voir une augmentation des assassinats, des attentats à la bombe et d'autres attaques terroristes. Les soulèvements armés, les attaques de manifestants et les affrontements de rue violents sont souvent tolérés et même encouragés par les politiciens. Cela pourrait ressembler à la violence qui a sévi en Espagne au début des années 1930, ou en Irlande du Nord pendant les troubles, ou dans le sud des États-Unis pendant et après la reconstruction. La démocratie américaine est toujours en danger. La poursuite du conflit entre les puissantes forces autoritaires et démocratiques peut conduire à l'instabilité d’un régime épuisé et violent pour les années à venir», conclut l’article du Foreign Affairs.

Après un tel état des lieux et des prévisions si alarmistes, il est certain que les Etats-Unis ne peuvent plus se présenter comme les gardiens d’une démocratie qui leur échappe. Au lieu de donner des leçons au monde, les dirigeants américains seraient plus inspirés de replâtrer leur propre système à la dérive.

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