Tempête dans une enquête
Par Fouad Karam
Près de quatorze mois après la terrible explosion du port de Beyrouth, la douleur des Libanais reste intense et l’enquête du juge d’instruction suscite des remous politiques, sécuritaires et populaires. Après le dessaisissement du juge Fadi Sawan pour cause de suspicion légitime, c’est désormais le sort de son successeur Tarek Bitar qui est ébranlé. Et comme pour le juge Sawan, tout ce qui touche à l’enquête soulève les émotions de la population, des politiques et même des responsables sécuritaires. Certains accusent le juge de politiser son enquête, d’autres estiment que les personnalités incriminées veulent échapper à la justice. C’est dans ce contexte explosif qu’est arrivée l’histoire non confirmée des menaces qu’aurait envoyées le chef de l’unité de contact au sein du Hezbollah hajj Wafic Safa au juge Bitar par le biais d’une journaliste.
Comme tout ce qui concerne le Hezbollah, l’affaire a immédiatement pris une ampleur énorme et elle a été utilisée par les détracteurs du parti pour, selon eux, confirmer l’implication du Hezbollah dans cette tragique explosion.
Comme c’est le cas lorsqu’il est directement attaqué, le Hezbollah a préféré garder le silence sur cet épisode. Mais selon des sources concordantes au palais de justice de Beyrouth, il est désormais possible de reconstituer certains faits. En fait, ce jour-là (le 19 septembre), hajj Wafic Safa s’est bel et bien rendu au palais de justice. Pas pour rencontrer le juge Bitar ou lui adresser des menaces mais pour s’entretenir avec le président du Conseil supérieur de la Magistrature Souhail Abboud et avec le Procureur général près la Cour de Cassation Ghassan Oueidate, après avoir pris les rendez-vous nécessaires pour cela.
Hajj Safa voulait en effet exprimer aux plus hautes autorités judiciaires du pays les appréhensions du Hezbollah en constatant les tentatives de lui fabriquer un dossier pour l’impliquer de cette explosion. En effet, des informations seraient parvenues au Hezbollah selon lesquelles il y aurait actuellement des tentatives pour faire pression sur les détenus dans cette affaire pour qu’ils changent leurs dépositions de manière à accuser le Hezbollah. L’idée générale serait la suivante : jusqu’à présent, aucune des personnes arrêtées dans le cadre de cette enquête n’avait accusé le Hezbollah d’avoir amené le nitrate d’ammonium au port de Beyrouth. Au contraire, il semblait admis par tous que le Hezbollah n’a pas une grande influence au port. Mais récemment, de plus en plus de rumeurs ont circulé sur le fait que le nitrate aurait été amené au port de Beyrouth par le Hezbollah pour pouvoir le transformer en explosifs et l’utiliser en Syrie. Quoiqu’aucun élément n’a été donné pour conforter cette thèse, elle circule et dans un talkshow télévisé, un chauffeur de camion a même déclaré qu’il avait à plusieurs reprises transporté dans son camion des cargaisons de nitrate d’ammonium du port de Beyrouth vers le Sud, pour le compte du Hezbollah. Que le Hezbollah n’ait pas besoin de louer les services d’un chauffeur de camion pour transporter du nitrate n’est pas venu à l’idée du chauffeur interviewé. De plus, l’affaire du nitrate d’ammonium trouvé dans la Békaa qui aurait été destiné à commettre des attaques terroristes, a poussé certaines parties qui pourraient être impliquées dans cette affaire à chercher à attirer encore plus l’attention générale sur l’explosion du port et le rôle présumé du Hezbollah.
De plus, sans doute pour calmer l’opinion publique qui demande où en est l’enquête plus d’un an après l’explosion, le juge Bitar a décidé d’engager des poursuites contre tous ceux qui auraient été informés de l’existence du nitrate d’ammonium au port. C’est ainsi qu’il a engagé des poursuites contre le chef de la Sûreté de l’Etat et le directeur de la Sûreté générale. Pourtant, la Sûreté de l’Etat a été le premier service à attirer l’attention sur la présence de ce nitrate et sur la nécessité de s’en occuper car il constitue une menace pour le port. Quant à la Sûreté générale, l’officier en charge du port avait déclaré qu’il avait alerté ses supérieurs sur la présence de ce nitrate. Mais ces supérieurs dans la branche des Renseignements relevant de la Sûreté générale avaient décidé de ne pas informer le Directeur général de cette affaire, car la Justice avait mis la main sur le nitrate. Et lorsque la Justice met la main sur un dossier, aucune autre autorité n’a plus le droit de s’en occuper. L’alerte de l’officier en charge de la Sûreté générale au port en est donc restée là. De même, lorsque le directeur général des douanes (emprisonné depuis un an) avait proposé de vendre le nitrate d’ammonium qui se trouvait au port pour s’en débarrasser, la Justice est aussi intervenue pour rappeler que cette cargaison est confisquée par la justice et nul ne peut ni la vendre, ni la déplacer. Or, jusqu’à présent, le juge Bitar n’a pris aucune mesure contre les magistrats qui ont suivi ce dossier depuis l’arrivée de la cargaison de nitrate à Beyrouth à la fin de 2013. Pourtant, de l’avis de nombreux hommes de loi, le rôle des magistrats et de la justice en général est primordial dans cette affaire. Au lieu de lancer donc des poursuites contre tout responsable susceptible d’avoir été informé de la présence du nitrate au port de Beyrouth, il vaudrait peut-être mieux commencer par les responsabilités effectives et professionnelles dans ce dossier.
Le juge Bitar a peut-être un plan d’action logique et clair, mais pour l’instant et face à l’émotion que soulève cette tragédie, il y a une crainte chez le Hezbollah et chez d’autres qu’il ne songe d’abord à calmer l’opinion publique par des décisions coups de poing avant de chercher la vérité.
C’est donc pour mettre l’accent sur le refus du Hezbollah d’être accusé injustement pour satisfaire une opinion publique traumatisée par cette explosion que hajj Wafic Safa s‘est rendu au palais de justice et a déclaré aux responsables judiciaires que le Hezbollah n’acceptera pas qu’un dossier soit fabriqué pour l’incriminer. Le Hezbollah a, dans ce contexte, une expérience malheureuse avec l’enquête au sujet de l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri en 2005. Certes, à l’époque, c’est une commission d’enquête internationale qui avait pris en charge les investigations, mais elle avait mis en prison quatre généraux responsables des services de sécurité du pays pendant près de quatre ans, avant que leur innocence ne soit établie...
Que va –t-il se passer maintenant ? Tout dépendra des décisions du juge Bitar. Ses proches affirment qu’il devrait publier son acte d’accusation avant la fin de l’année. Mais celui-ci peut soit être un pas vers la justice et le châtiment des véritables responsables, soit au contraire compliquer encore plus la situation. Le Liban qui ploie sous les crises et les difficultés n’a pas besoin d’un nouveau problème, surtout aussi délicat car il touche la population au cœur, à gérer... D’autant que désormais, les ingérences étrangères dans ce dossier sont devenues claires, puisque les membres du Congrès américain ont publié un communiqué en ce sens, avec une volonté claire de faire assumer au Hezbollah la responsabilité de l’explosion. Si ce dernier était vraiment impliqué dans cette tragédie, pourquoi les membres du Congrès américains éprouveraient-ils le besoin de mener une action en ce sens et d’indiquer leur préférence pour tel juge au lieu de tel autre ? Dans quel pays du monde, il y a de telles ingérences dans une affaire qui touche tous les Libanais ? La justice libanaise peut encore sauver l’enquête. Mais pour cela, il lui faut travailler avec conscience, loin de toute interférence interne ou surtout externe.