14 février 2005 - 4 août 2020, la comparaison est-elle possible ?
Par Fouad Karam
Les images sont figées dans toutes les mémoires. Un an après ce tragique mardi 4 août 2020 l’émotion est encore la même, la colère, la révolte et la douleur aussi. Tout au long de l’année écoulée, et en dépit des multiples crises qu’il subit, le peuple libanais n’a pas un instant oublié le moment où le port de Beyrouth a explosé et avec lui, les rêves, les espoirs et les aspirations de toute une population.
Il avait pourtant cru qu’en raison de l’ampleur du drame et de l’étendue des destructions et du traumatisme, l’enquête judiciaire aurait dû être accélérée et aboutir rapidement à des résultats concrets. Hélas, rien de tel n’a eu lieu. Un an après, l’enquête continue à patauger entre les fuites dans les médias, qui font, chacun de son côté, leurs propres investigations, les problèmes de procédure et la pression à la fois populaire et politique, locale et internationale. Comble de malchance, les satellites français qui auraient pu donner aux enquêteurs libanais les images satellitaires de l’explosion, étaient, ce jour-là, tournés dans la mauvaise direction… C’est du moins la réponse officielle à la question tout aussi officielle qui a été adressée par les autorités libanaises aux autorités françaises. Cette réponse rappelle d’ailleurs ce qui s’était passé en 2005 lors de l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, lorsque les Américains et les Israéliens ont refusé de donner au juge international les images satellitaires au moment de l’explosion…
Un an après la tragédie donc, on ne sait donc toujours pas si l’explosion était due à une simple négligence ou à un acte prémédité, à une maladresse terrestre ou à un missile. On ne sait toujours pas non plus pour le compte de qui la cargaison de nitrate d’ammonium est restée au hangar numéro 12 du port de Beyrouth pendant près de sept ans, qui était au courant et qui était responsable de veiller sur elle et en même temps, à qui elle appartenait et pourquoi elle n’a jamais été réclamée ni par le Mozambique auquel elle était en principe destinée, ni par n’importe qui d’autre…
Le flou total qui entoure encore toute cette opération pourrait être considéré comme normal en raison de l’ampleur de la tragédie et de l’absence de définition claire des différentes responsabilités au port de Beyrouth. Mais il ouvre aussi la voie à toutes les interprétations.
En l’absence de précisions officielles, ce qui pourrait être compréhensible puisqu’en principe l’enquête doit rester secrète, l’opinion publique est à la merci de toutes les rumeurs et de tous les éléments, vérifiés ou non, qu’on lui jette en pâture.
Mais ce qui étonnant dans cette tragique affaire, c’est que très vite, certaines rumeurs ont commencé à désigner un coupable : le Hezbollah qui soit aurait eu un dépôt d’armes dans le hangar 12 du port de Beyrouth, ce qui aurait poussé les Israéliens à le bombarder provoquant ainsi une telle catastrophe, soit aurait mis la main sur la cargaison de nitrate d’ammonium pour pouvoir fabriquer des explosifs et les remettre au régime syrien.
Que les deux versions soient contradictoires, cela importait peu pour ceux qui les lançaient, leur objectif étant de faire un matraquage sur une responsabilité du Hezbollah dans la tragédie.
Ce phénomène rappelle aussi ce qui s’est passé après le terrible attentat qui a coûté la vie à l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et une dizaine de ses compagnons. Le 14 février 2005, à 13H5, le convoi dans lequel le martyr Rafic Hariri se trouvait a explosé et immédiatement, les accusations ont pointé du doigt le Hezbollah et le régime syrien ainsi que ce qu’on appelait à l’époque le système sécuritaire libano-syrien représenté par les chefs des différents services de sécurité. A peine le crime commis, des manifestations populaires ont envahi le centre-ville de la capitale brandissant des portraits des généraux chefs des services de sécurité. Indépendamment de l’identité des auteurs de ce crime odieux, son exploitation politique a immédiatement commencé et elle visait à utiliser la colère populaire pour changer les rapports de forces internes. D’ailleurs, trois mois après ce drame, les élections législatives ont permis au mouvement du 14 Mars (né dans la foulée de l’assassinat) d’obtenir la majorité parlementaire.
Par la suite, bien des années plus tard, les quatre généraux dénoncés comme les principaux responsables de cet assassinat en 2005, ont été innocentés, ainsi que le régime syrien et même le commandement du Hezbollah, mais les conséquences politiques de ces accusations sont restées.
Aujourd’hui, on dirait qu’il y a une tentative de reproduire le même scénario. Sans même attendre les résultats de l’enquête préliminaire du juge d’instruction, ni même sans avoir des données précises, certaines parties occultes cherchent à utiliser la colère, la douleur et la révolte populaire à la suite de cette tragédie, pour monter la population contre les dirigeants et en particulier contre le Hezbollah, le chef de l’Etat et son camp ainsi que comme d’habitude, contre le régime syrien.
Que le port de Beyrouth ne soit pas en réalité sous l’influence du Hezbollah ( et cela depuis des années) , que cette formation n’ait pas besoin du nitrate d’ammonium pour fabriquer des explosifs et que le régime syrien ait sous son contrôle deux ports ( Lattaquié et Tartous) et par conséquent il n’a pas besoin d’utiliser le port de Beyrouth alors que l’opposition syrienne, elle, n’a pas en Syrie d’accès à la mer, importe peu à ceux qui lancent les rumeurs. Ces derniers ne se soucient pas de la crédibilité de leurs informations, ce qu’ils veulent c’est les imprimer dans l’inconscient populaire pour pouvoir ensuite exploiter la colère à des fins politiques.
Il s’agit là d’une véritable tactique efficace et vérifiée qui fixe dès le départ un plafond, créant ainsi des convictions populaires qui permettront de décrédibiliser toute information qui ne leur est pas conforme. Dans ce contexte, la recherche de la vérité est moins importante que l’usage que l’on peut faire de la tragédie.
De plus, le juge chargé de l’enquête se retrouve soumis à une telle pression populaire qu’il en devient obligé de tenir compte de l’atmosphère générale… Toute volonté de ne pas faire ce que réclame la population, et avec elle les médias, commence à être interprétée comme le refus du juge d’aller vers la vérité ou comme sa crainte des pressions politiques…
Comme en 2005, les noms des chefs des services de sécurité et des responsables militaires est désormais jeté en pâture aux médias et les gens réclament qu’ils soient jugés alors qu’ils ne sont peut-être même pas impliqués.
La colère populaire alimentée par les campagnes médiatiques est si grande que l’émotion prend le pas sur la raison. L’objectif politique est ainsi atteint. Et tant pis si l’enquête devient plus compliquée à cause de toute cette pression populaire et médiatique. Ce qui semble intéresser ceux qui lancent les rumeurs, en 2005 comme en 2021, c’est le résultat des prochaines élections…