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Comment l’Arabie saoudite soigne sa com’

Comment l’Arabie saoudite soigne sa com’
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Par Pierre Conesa*

Appuyée sur une armée de cabinets de conseils, déversant une pluie de dollars dans les médias, l’Arabie saoudite tente de promouvoir dans le monde l’image d’un pays en pleine modernisation. A mille lieux de la réalité répressive du régime.

Il est étonnant de constater qu’un sujet comme celui du lobby saoudien n’ait jamais fait l’objet d’une étude. Le lobby qatarien a été démonté par les livres de Christian Chesnot et Georges Malbrunot (Nos très chers émirs, Michel Lafon, 2016 ; Qatar Papers, Michel Lafon, 2019) et les Emirats viennent de faire l’objet du livre de Michel Taubé (La face cachée des Émirats arabes unis, Ed. Cherche Midi, 2019). Mais sur l’Arabie saoudite, rien.

L’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi a pourtant soudainement révélé le vrai visage du pouvoir wahhabite, auquel on accordait un satisfecit poli quand le jeune Prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) octroyait aux femmes le droit de conduire. C’est à cette occasion que sont apparues ou réapparues dans la presse tant d’affaires jusque-là passées sous silence : les horreurs de la Guerre au Yémen, la condamnation de Raef Badawi, ou celle du neveu de l’ayatollah Nimr al Nimr (décapitation et crucifixion), l’affaire Hariri, le blocus du Qatar, l’arrestation des militantes féministes arrêtées et enfin la politique d’enlèvements d’opposants vivant à l’étranger.

Le contraste entre ces informations et la discrétion médiatique et diplomatique qui précédait est frappant. Pourquoi ce silence s’était-il imposé comme une règle générale, dans le traitement de l’Arabie saoudite ? Complicité internationale tacite passive et/ou intéressée, corruption, incompétence, lâcheté… Pourquoi ? Comment ? Le champ des explications possibles est large.

L’“oubli” de George W. Bush

La capacité d’influence médiatique, politique et diplomatique de l’Arabie au-delà de sa puissance financière, est significative. Le discours de George W. Bush désignant les pays de l’Axe du Mal comme coupables des attentats du 11 septembre 2001 l’a prouvé. Le Président américain n’avait alors pas dit un mot sur l’Arabie Saoudite, alors que l’on dénombrait 15 Saoudiens sur 19 terroristes.

Autre signe de son influence : ce pays qui cumule nombre de titres mondiaux en matière de violations des droits de l’Homme, a été admis au Conseil des droits de l’homme depuis 2013, et à la tête du groupe consultatif de l’ONU chargé de sélectionner les rapporteurs sur les violences faites aux femmes avec le soutien de 4 pays membres de l’UE (dont la Belgique mais sans la France). Et qu’importe si neuf féministes saoudiennes ont été torturées en prison alors qu’elles demandaient simplement plus de droits. Qu’importe aussi, la récente de demande d’asile politique au Canada de Rahaf Mohammed Al Qunun, une Saoudienne évadée avec l’aide d’un réseau de femmes ayant vécu la même expérience.

Un cas pour école de journalisme

Comment ce pays, qui a fourni le plus gros contingent des combattants étrangers de «Daech», qui est classé en tête des condamnations à mort par tête d’habitant, qui pratique le même idéologie intolérante et cruelle que «Daech», qui a envahi un petit état voisin (le Bahreïn) pour s’opposer à une révolution populaire et qui, enfin, déclenche une offensive aérienne provoquant une crise humanitaire sans précédent au Yémen, peut-il se permettre d’assassiner un journaliste saoudien opposant, correspondant d’un grand média américain, sans risquer la moindre sanction ? Le lobbying de ce pays fait partie de la réponse. Un cas pour école de journalisme ou de relations publiques.

Le concept de lobby international, élément explicatif de ce phénomène, est pris ici au sens de groupe d’entités diverses agissant ensemble de façon plus ou moins coordonnée pour empêcher une action diplomatique, législative ou politique, ou au contraire valoriser l’image d’un pays. Ce type d’influence n’est pas nécessairement et toujours fonction de contributions ou contreparties directement matérielles.

Le produit Arabie saoudite est invendable. Il ne dispose d’aucun intellectuel présentable.

Premier problème pour les autorités de Riyad : le produit Arabie saoudite est invendable. Il ne dispose d’aucun intellectuel présentable, sauf des religieux obtus mais très actifs sur les réseaux sociaux, et n’a pas de diaspora à l’étranger, donc pas d’organisations sociales structurées à la différence de certains pays maghrébins. Enfin le pays a trop d’ennemis désignés : les Frères Musulmans, l’Iran, le Qatar, les Houthis au Yémen, Daech, les princes félons : tout cela rend le ciblage de la communication internationale difficile.

La prise de contrôle des media arabes dans les années 1970-1980 (Al-Hayat, Sharq al-Awsat) et la constitution d’un pool avec dix chaînes de télévision et sept radios, n’ont jamais réussi à asseoir la légitimité du Royaume au service des intérêts des Arabes et des Musulmans. En 1996, la fondation d’Al Jazeera, la première chaîne d’information pan-arabe lancée par le Qatar, a même traumatisé Riyad car elle dispose d’une liberté de ton exceptionnelle dans la région. En 2003, en réplique, l’Arabie Saoudite lance Al Arabiya, jugé particulièrement utile après les attentats du 11 septembre 2001. Mais son succès n’a jamais atteint celui d’Al Jazeera.

Sur le terrain géopolitique, des bouleversements ont depuis bousculé encore l’influence wahhabite – ainsi des révolutions arabes qui voient triompher partout les Frères Musulmans.

Un budget communication de 1 à 2 milliards de dollars

Pour toutes ces raisons, Riyad a pris conscience qu’il fallait agir. La solution a donc consisté, pour le pays, à contracter avec toutes les sociétés internationales de relations publiques et cabinets de lobbying afin d’agir au plus haut niveau. A noter en revanche que l’objectif n’est pas d’intervenir auprès des populations de l’Occident pour faire passer des messages, l’opinion publique n’ayant aucune importance aux yeux des dirigeants de Riyad. Le budget annuel total pour cette communication serait de 1 à 2 milliards de dollars par an, si on s’en tient aux contrats passés avec les consultants étrangers identifiés.

Jusque là, le pays vivait heureux dans son archaïsme religieux. Et cela ne lui réussissait pas si mal en termes de communication.

Cette politique est en rupture avec le choix des décennies précédentes, avant l’arrivée de MBS. Le but premier du régime était alors que l’on parle le moins possible de son cas. Le pays vivait heureux dans son archaïsme religieux. Et finalement, cela ne lui réussissait pas si mal en termes de communication : toute mesurette est immédiatement présentée comme une réforme d’importance par les médias internationaux. Ainsi des élections municipales ouvertes aux femmes en 2011 ou de la création, en 2013, de 30 postes pour des femmes au Parlement – même si ces dernières devaient s’asseoir séparément et que ce n’est en réalité qu’en décembre 2015 que 14 femmes ont été élues pour la première fois.

La presse, ne sachant comment traiter ce pays assez fermé, se contente alors de présenter tout nouveau roi comme l’homme du changement. Le premier article annonçant la réforme de l’Arabie saoudite date de… 1953. Pour preuve : 70 ans de couverture du New York Times expliquent, à chaque nouveau monarque, que le pays a enfin trouvé l’homme du changement.

Les documentaires sur le pays vont aussi chercher des sujets exotiques comme le rappeur saoudien et la femme chef d’entreprise, mais jamais d’entretiens avec le Grand Mufti, ni de reportage sur le quotidien de l’enseignement dans les écoles.

Offensive contre les princes «félons»

Désormais, appuyé par une multitude d’agences de com’ et de relations publiques, le régime se montre plus offensif pour faire passer ses messages. L’une des marottes consiste à viser de sa vindicte les princes félons, ces traîtres qui connaissent bien le système et le dénoncent de l’extérieur. Khashoggi en est un exemple.

Mais la politique d’enlèvement avait déjà commencé sous les règnes des rois Fahd et Abdallah. La politique actuelle est simplement plus brutale : depuis sa destitution le 21 juin 2017, l’ancien prince héritier d’Arabie saoudite n’a plus reparu en public et serait en résidence surveillée. Il n’est que le dernier en date et le plus en vue des princes disparus d’Arabie saoudite (Saudi Arabia’s Missing Princes), selon les termes un documentaire de la BBC de juin 2017. Le résultat est toutefois largement contre-productif : l’image très négative des princes saoudiens explique sans doute l’absence d’intérêt médiatique pour des enlèvements qui ressemblent à des règlements de compte mafieux, toujours plus ou moins obscurs.

Des blogueurs dans le viseur

Pour tenter de maîtriser sa communication, le régime vise également des citoyens qui font fonction de journalistes, en particulier les blogueurs, pour les réduire au silence. Il s’est ainsi efforcé d’instaurer un black-out contre les manifestations dans le gouvernorat d’Al-Qatif, à majorité chiite. L’écrivain Nazir Al-Majid qui avait publié à ce sujet, en avril, un article intitulé «Je proteste, donc je suis un être humain» sur le site d’informations rasid.com, est toujours emprisonné.

Dans ce cadre, l’aide des grands cabinets conseils étrangers (les Big Five : les trois Américaines, Interpublic, Omnicom et WPP et les Français Publicis et Havas Worldwide) s’est avérée indispensable. Au-dessous des majors, s’est construite une fantastique arborescence de sociétés sous-traitantes : Targeted Victory, cabinet de conseil républicain basé à Alexandria, en Virginie ; Zignal Laboratories, pour mener des enquêtes sur l’opinion publique et l’image de l’Arabie saoudite aux États-Unis ; le cabinet d’avocats Hogan Lovells (HP Goldfield) ; le groupe Albright Stonebridge (de l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Allbright) ; Hill & Knowlton (depuis 1982) et DLA Piper, Pillsbury Winthrop ; The Podesta Group, etc.

Prestataire extrêmement sulfureux

Riyad a également engagé la société Qorvis, prestataire spécialiste des affaires publiques et basée à Washington, qui l’avait approchée dès le 12 septembre 2001. Cette dernière s’est engagée dans une frénésie de relations publiques auprès du Sénat américain. Rachetée par Publicis en 2012, elle est une agence «extrêmement sulfureuse qui a travaillé pour les pires pays du monde», nous a confié un ex-cadre de Publicis.

Selon Reporter sans frontières, les ambassades saoudiennes rémunèrent fréquemment pour des articles élogieux afin de saturer le champ médiatique

L’influence passe aussi par des interventions financières plus ou moins directes. La base Wikileaks Saudi Cables, qui contient plus de 122 000 documents saoudiens, dévoile des actions auprès des médias étrangers à l’échelle régionale (Égypte, Liban,…) et à l’échelle mondiale (Canada, Australie, Allemagne, etc.) par souscriptions de centaines voire des milliers d’abonnements, par des aides financières régulières, voire par la corruption de certains responsables. Selon Reporter sans frontières, les ambassades saoudiennes rémunèrent fréquemment pour des articles élogieux (de 8 000 à 10 000 euros par mois). Quant aux ONG, elles sont souvent très discrètes : ayant l’impression que le régime est imperméable à toute critique et de moyens, elles préfèrent parfois cibler d’autres pays.

Ainsi armée pour approcher les médias internationaux, l’Arabie Saoudite martèle ses nouveaux thèmes de communication. L’image glamour de MBS, le prince héritier jeune et moderne, est valorisée, à travers par exemple la distribution gratuite à partir de mars 2018 de 200 000 copies d’un magazine de 100 pages dans les aéroports et les grandes surfaces américaines WalMart, Safeway and Kroger’s avant la visite du Prince aux Etats-Unis.

Le faux-semblant de l’émancipation des femmes

Autre thème : L’émancipation des femmes, la possibilité qui leur est octroyée de conduire – une décision que la presse internationale a saluée comme preuve de la libéralisation du régime. Elle a moins évoqué le cas des neuf femmes emprisonnées peu après, et qui demandaient la fin du tutorat et de ses différentes applications. Tout aussi discrète a été la couverture de Absher, application informatique gratuite lancée par le gouvernement en 2015 et qui donne aux hommes le pouvoir d’arrêter des femmes essayant de partir sans autorisation – à l’exception du magazine britannique Insider, qui a révélé le sujet. Apple et Google ont supprimé cette application mais Google a refusé, affirmant qu’elle n’enfreignait aucun accord.

Même succès de lobbying, pour imposer la thématique de la lutte contre la corruption avec la très médiatique opération du Ritz Carlton, où les opposants ont été enfermés. L’opération a rapporté environ 107 milliards de dollars (40 % en liquidités et 60 % en actifs) sous forme de saisies d’avoirs immobiliers, d’actifs commerciaux, de titres ou d’espèces.

L’alibi antiterroriste

L’Arabie Saoudite sait aussi jouer sur les peurs de l’Occident, pour porter ses sujets à la Une. Elle jure ainsi mener une lutte antiterroriste sans répit. Pourtant, le pays n’a commencé cette offensive qu’après en avoir été lui-même victime, en 2003. Il a pu dès lors, comme d’autres dictatures, procéder à une répression indifférenciée.

Selon James Wolsey, cette politique d’influence et de rayonnement aurait mobilisé plus de 85 milliards de dollars entre 1975 et 2005 au niveau mondial. Elle s’appuie essentiellement sur des intermédiaires et se caractérise par une faible présence physique sur le terrain, différence essentielle avec le Qatar qui a cru, probablement comme tout nouveau riche, que le nom du pays devait apparaître systématiquement dans son travail de sponsoring.

Cette force de frappe mobilisée pour la communication du royaume n’a pas été sans efficacité. Le suivi de l’affaire Kashoggi est pour le moins discret. Le tumulte s’est tu. Il n’y a pas eu d’enterrement puisque personne ne sait où sont les morceaux du cadavre. Même discrétion sur les neuf militantes féministes arrêtées et torturées, dont Aïcha al-Menae ou Hassa al-Sheykh, figures historiques de la lutte des droits des femmes. Avec Imane al-Nafjan, fondatrice du blog Saudi Woman, elles croupissent toujours dans un lieu tenu secret, derrière les barreaux, et sont qualifiées de traîtresses par la presse officielle.

Pierre Conesa, ancien haut-fonctionnaire, auteur de Dr Saoud et Mr Djihad, La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite (Robert Laffont, 2016).

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