Benyamin Netanyahou au secours de l’Arabie saoudite
À Washington, Benyamin Netanyahou a mobilisé les relais d’«Israël» pour défendre le prince héritier d’Arabie saoudite accusé, y compris par la CIA, de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Car c’est toute sa stratégie d’alliance avec le royaume wahhabite contre l’Iran qui risque de pâtir de ce drame.
À son arrivée à la réunion du G20 à Buenos Aires, le 30 novembre 2018, le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed Ben Salman (MBS) a été informé qu’à la demande de l’ONG Human Rights Watch, un juge argentin avait lancé une enquête sur sa responsabilité dans l’assassinat à Istanbul de l’opposant saoudien Jamal Khashoggi et d’autres prisonniers en Arabie saoudite, et aussi dans les crimes de guerre commis par les forces saoudiennes au Yémen. L’acte était à ce stade essentiellement symbolique : personne n’imaginait que la justice allait conclure son enquête en deux jours, ni même convoquer le prince pour être entendu. Mais la portée de la décision n’est pas anodine. MBS et ses deux soutiens Donald Trump et Benyamin Netanyahou misent sur le fait que le temps effacera progressivement l’affaire Khashoggi du devant de la scène. Ils savent aussi que la relation nouée entre eux depuis deux ans ne pourra plus être exactement celle qu’ils ont connue — au moins pour un certain temps.
Netanyahou est le premier à savoir qu’une opération secrète ratée a toujours un coût politique. En 1997, déjà premier ministre, il avait ordonné au Mossad d’aller assassiner le chef du Hamas, Khaled Mechaal, en Jordanie, sans prévenir les autorités hachémites («Israël» pouvait agir en Jordanie, mais seulement avec l’aval des services locaux). Cette opération avait lamentablement échoué. Le roi Hussein avait exigé — et obtenu — qu’«Israël» envoie du personnel médical pour sauver la vie du dirigeant islamiste empoisonné et plus encore qu’il libère le chef spirituel du Hamas de l’époque, le cheikh Yassine, alors emprisonné (il sera assassiné par «Israël» sept ans plus tard). Netanyahou sait donc que MBS devra payer un prix politique, et que ce prix aura des conséquences pour l’alliance qu’il a nouée avec lui.
UN TRIANGLE STRATÉGIQUE
L’interrogation, du côté israélien, est de savoir jusqu’où cette affaire mettra en péril le triangle stratégique dont Netanyahou s’est fait l’avocat le plus ardent et que forment les États-Unis avec ses deux grands alliés régionaux : «Israël» et l’Arabie saoudite (un quadrilatère de facto, si l’on y ajoute les Émirats arabes unis). Cette alliance, dans l’esprit de Netanyahou, doit reformater toute la géopolitique proche-orientale au profit des quatre alliés et au détriment de l’Iran, et accessoirement aussi des Palestiniens, acteurs désormais marginaux sur la carte régionale.
Dès que l’affaire Khashoggi a été rendue publique, Netanyahou a tenté de minorer son impact et tout fait pour que ses relais aux États-Unis : son ambassade à Washington et l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac, le lobby pro-israélien au Congrès) soient mis au service du prince héritier saoudien. Ron Derner, l’ambassadeur israélien, s’est dépensé tant et plus à cet effet. Pas toujours avec bonheur : au sein même du parti républicain, il s’est heurté à de vives résistances. Comme l’écrit le correspondant de Haaretz aux États-Unis, « Netanyahou s’est porté volontaire pour servir de bouclier à Trump face aux demandes tant des démocrates que des républicains de punir le prince héritier saoudien et le royaume pour l’assassinat de Khashoggi ». Et l’opération a fonctionné. Après des hésitations, Trump a publiquement apporté un soutien au régime saoudien en le justifiant par la nécessité « d’assurer nos intérêts dans ce pays et ceux d’Israël et de nos autres partenaires dans la région ».
DES CHRÉTIENS ÉVANGÉLIQUES À RIYAD
Dès que l’annonce de l’attentat contre la vie de Khashoggi est devenue officielle, Netanyahou a affiché sa position. Certes, ce meurtre était « horrible », mais il était « très important pour la stabilité du monde et de la région que l’Arabie saoudite reste stable ». Depuis, le premier ministre israélien n’a jamais nié avoir fait le siège du président américain pour le persuader de ne pas lâcher le prince héritier saoudien. Il n’a sans doute pas eu trop d’efforts à faire pour y parvenir, mais il a fallu deux jours pour que Trump adopte une attitude calquée sur les propos de Netanyahou. Entre-temps, une grande délégation de chrétiens évangéliques avaient rendu visite à la famille royale saoudienne à Riyad. L’organisateur du voyage était un Israélien et, juge Haaretz, « ce fait n’est pas une coïncidence ».
Pourquoi ce soutien israélien indéfectible à MBS ? Le calcul fait par Netanyahou a été quasi spontané — et il s’est heurté à peu d’opposition interne (ni dans la coalition gouvernementale ni dans l’armée ni dans les forces de sécurité). Netanyahou a jugé que l’axe stratégique érigé avec l’Arabie saoudite devait être préservé quel qu’en soit le coût (un coût qu’il a jugé, là encore, faible). Hormis la préservation de ses contrats d’armements avec l’Arabie, Trump, quant à lui, a rapidement saisi qu’en promouvant l’intérêt d’«Israël» dans l’affaire Khashoggi, il donnait un gage supplémentaire à la partie de sa base électorale constituée par les évangéliques — un soutien dont il avait besoin face à la fronde de leaders républicains importants, tels les sénateurs Lindsay Graham et Bob Corker, promoteurs de l’idée de sanctions contre Riyad. Car au sein du parti républicain, de nombreuses voix se sont élevées pour contester le bien-fondé de la relation avec le royaume wahhabite. Elles notent que celui-ci a été totalement absent de la lutte contre l’organisation de «Daech-État islamique» en Syrie et qu’il s’investit peu dans la « lutte contre le terrorisme », ou encore qu’il collabore activement avec les talibans en Afghanistan. Dès lors, «Israël» a lancé tous ses rets aux États-Unis pour convaincre la Maison Blanche de ne pas modifier sa ligne directrice : haro sur l’Iran, le reste n’est que vétilles.
Ce faisant, Netanyahou conforte certes son lien avec l’administration Trump, mais il accroit aussi l’isolement d’«Israël» — dans l’opinion américaine en général et dans l’opinion juive américaine en particulier. « Comme les démocrates, beaucoup de républicains se sentiront écœurés par le spectacle d’un leader israélien menant un lobbying pour excuser un dictateur arabe d’avoir commis un meurtre », écrit un chroniqueur du Washington Post. Netanyahou prend un risque : dans le pire des scénarios, même si la probabilité apparait faible aujourd’hui, si d’aventure l’affaire Khashoggi tournait mal pour MBS et si la politique suivie par Trump dans la région s’avérait de plus en plus illisible et erratique, c’est toute sa stratégie régionale depuis une décennie qui se trouverait caduque. « Si la situation échappe à tout contrôle, l’implication de Netanyahou sera indéniable : son nom dans la débâcle saoudienne resterait inscrit dans le marbre », écrit Chemi Shalev, le correspondant de Haaretz aux États-Unis.
D’OMAN AU TCHAD
Jusqu’ici, la liste des « succès » récents de Netanyahou en direction de pays musulmans, essentiellement les monarchies du Golfe, apparaissait spectaculaire. Or elle devait beaucoup à la relation nouée avec Riyad. Même après l’assassinat de Khashoggi, le premier ministre israélien a effectué une visite dans le sultanat d’Oman. Et il a reçu celle, en «Israël», du président tchadien Idriss Deby, qu’il a présentée comme « historique ». En «Israël», Deby a déclaré « mener un combat commun contre le mal répugnant de ce siècle : le terrorisme ». Et toute la communauté diplomatique israélienne bruisse du prochain « coup » annoncé, qui devrait finaliser la relation que Netanyahou a engagée avec Omar El-Béchir, au pouvoir depuis 30 ans au Soudan (une relation dans laquelle le royaume wahhabite joue, là encore, un rôle important). On notera au passage qu’en matière de « mal répugnant », ces deux chefs d’État en connaissent un morceau : El-Bechir fait l’objet d’un mandat d’arrêt international pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité émis par la Cour pénale internationale ; et Déby lui-même a été accusé de violations des droits humains et crimes de guerre.
À tous ses nouveaux amis, Netanyahou entend vendre des armes et, surtout, il se fait auprès d’eux le commis voyageur des sociétés israéliennes devenues des championnes mondiales du cyberespionnage et qui leur proposent les matériaux et la formation adéquate de personnels pour contrôler leurs populations, à commencer par leurs oppositions. C’est la poursuite de cette offensive diplomatique et commerciale israélienne vers le monde arabo-sunnite que l’affaire Khashoggi risque de mettre en péril. Ainsi, lundi 3 décembre, l’opposant saoudien Omar Abdelaziz, qui était très proche de Jamal Khashoggi, a déposé une plainte à «Tel-Aviv» contre la cyberfirme israélienne NSO pour avoir fourni à l’Arabie saoudite, avec l’accord des autorités israéliennes, le matériel de détection téléphonique qui a permis aux séides de MBS de suivre ses conversations avec Khashoggi jusqu’à son assassinat.
LA STRATÉGIE DOUTEUSE DE «TEL-AVIV»
Car même si MBS préserve son pouvoir, sa capacité à servir les intérêts d’«Israël» sera, au moins dans un premier temps, plus réduite. Pour Daniel Shapiro, un ancien ambassadeur américain à Tel-Aviv (et adversaire avéré de la ligne Trump-Netanyahou), « l’assassinat de Khashoogi est un désastre pour Israël ». D’abord parce qu’il « met en lumière l’absence fondamentale de fiabilité de l’Arabie sous le régime de MBS comme partenaire stratégique ». Quel intérêt, souligne-t-il, à poursuive une alliance avec quelqu’un qui accumule les échecs (dans la guerre du Yémen, dans la relation au Qatar, dans sa compétition avec l’autre puissance sunnite régionale, la Turquie, etc.) ? Ensuite parce que Netanyahou comptait beaucoup sur l’Arabie saoudite pour l’aider à resserrer ses liens avec diverses monarchies du Golfe (en particulier le Bahreïn et Oman), dans l’objectif de pousser plus avant le « plan en 12 points » du secrétaire d’État américain Mike Pompeo, présenté en mai 2018 et destiné à faire monter progressivement la pression sur l’Iran jusqu’à l’effondrement de son régime.
Même si la question du rapport avec l’Arabie saoudite suscite peu d’intérêt dans l’opinion israélienne, de nombreux « experts » israéliens de la région émettent désormais des doutes sur la perspicacité de la stratégie avancée par Netanyahou. D’autant que celle-ci pourrait n’être qu’à courte vue (quid si, dans deux ans, Trump n’est pas réélu ?). Beaucoup craignent par exemple que MBS, au lieu de trouver une porte de sortie du bourbier dans lequel l’Arabie s’est enfoncée au Yémen ne s’y embourbe plus encore, s’affaiblissant précisément au moment où elle devrait consacrer l’essentiel de son énergie à l’affrontement avec l’Iran. Et d’ailleurs, quel intérêt y a-t-il à bâtir une coalition avec un État dont il est difficile de promouvoir internationalement qu’il est plus éclairé que l’Iran ? On en revient ainsi, chaque fois, au cœur du débat israélien : tant que MBS reste en place, il risque de constituer en lui-même un obstacle à toute tentative de bâtir une coalition internationale contre l’Iran.
DES ÉCHECS QUI S’ACCUMULENT
Netanyahou, cependant, ne semble pas disposer d’une solution de rechange. La préservation de son lien avec Trump et de son influence sur l’administration américaine détermine toute sa stratégie, qui vise à démontrer en particulier qu’il est possible de bâtir des liens durables avec les plus importants des régimes arabes environnants sans être perturbé par la question palestinienne. Or, quel que soit son avenir personnel, on peut déjà se demander si MBS, même s’il conserve les rênes du pouvoir, sera encore en mesure d’aider Trump et Netanyahou à amener les Palestiniens à résipiscence. Son implication désormais avérée dans l’assassinat de Jamal Khashoggi rend l’avancement de cette fata morgana qu’est devenu le fameux « plan de paix » américain au Proche-Orient encore plus improbable. On peut difficilement imaginer que MBS, dans la position de faiblesse dans laquelle il se trouve, y compris au sein de l’espace sunnite où il affronte déjà des adversaires peu enclins à lui céder (la Turquie d’Erdogan au premier chef), revienne à sa vieille idée de régler la question palestinienne en faisant rendre gorge à Mahmoud Abbas dans ce qui lui reste d’ambitions nationales. Il apparaitrait, dès lors, définitivement l’otage de ses deux « patrons » qui ont tant fait pour lui sauver la mise : Trump et Netanyahou.
De plus, l’affaire Khashoggi est advenue dans un contexte où la liste des échecs récents de Netanyahou est au moins aussi spectaculaire que celle de ses succès. Cela a commencé le 17 septembre lorsque la défense antiaérienne syrienne a abattu par erreur un appareil russe Il-20 en plein ciel, faisant quinze victimes parmi les soldats russes. Moscou a fait porter la responsabilité de ce fiasco à l’aviation israélienne, qui menait au même moment une opération d’envergure juste à côté, en territoire syrien. Bien que l’affaire ait été réglée entre Netanyahou et Vladimir Poutine, les bonnes relations établies depuis quelques années entre la Russie et «Israël» ont pris dès lors un tour beaucoup plus aigre. Moscou a livré à l’armée syrienne des missiles S-300 plus sophistiqués que ceux qu’elle détenait. Et depuis «Israël», qui menait régulièrement des bombardements en Syrie contre le Hezbollah et plus récemment directement contre les forces iraniennes (plus de 200 menés entre janvier 2017 et septembre 2018), a quasiment cessé de le faire. Netanyahou a dû admettre le 20 novembre devant son Parlement que « la Russie à elle seule n’a pas assez de leviers pour faire partir [les troupes de] l’Iran de Syrie ». Manière de dire que l’objectif politique central des Israéliens en Syrie — le départ des Iraniens du pays ou, à défaut, un ample retrait des forces iraniennes et pro-iraniennes loin de leur frontière sur le Golan — s’est heurté à une fin de non-recevoir de Poutine.
De plus, dans son ambition de « stabiliser » la Syrie, Poutine semble avoir aussi obtenu de Téhéran qu’il cesse d’approvisionner le Hezbollah en passant par la Syrie (les missiles arrivaient d’Iran à Damas avant d’être transférés aux forces du Hezbollah en Syrie et au Liban par camions). Résultat : pour la première fois, les Iraniens ont commencé de livrer ces missiles directement de Téhéran à Beyrouth par les avions d’une compagnie de commerce privée… appartenant aux Gardiens de la Révolution. Mis devant le fait accompli, «Israël» s’interroge : comment justifier une opération contre des appareils et des aéroports libanais civils ? Mener une attaque pour mettre fin à ces livraisons dont on ne sait pas comment elle pourrait tourner ? Ou attendre et prendre le risque de voir le Hezbollah disposer d’une puissance de feu très améliorée face à la frontière nord israélienne ? La rencontre Netanyahou-Pompeo à Bruxelles du 3 décembre est apparue comme un dernier avertissement israélien à l’Iran avant le lancement d’une offensive d’envergure au Liban pour obliger Téhéran à retirer ses missiles de ce pays. Mais les chances que l’Iran cède à la menace apparaissent très réduites. Dans une situation où les bruits de bottes se font de nouveau entendre entre «Israël» et l’Iran, l’affaiblissement du régime saoudien n’est certainement pas une bonne nouvelle pour le premier.
Source : rtbf.be