Le Yémen victime de l’affaire Khashoggi ?
Mohammed Ben Salmane paraît déterminé à se «venger», par un raidissement au Yémen, des revers subis lors de l’affaire Khashoggi.
De nombreux diplomates et décideurs espéraient que Mohammed Ben Salmane, le prince héritier d’Arabie saoudite et le véritable « homme fort » du pays, serait suffisamment ébranlé par l’affaire Khashoggi pour adopter une posture plus conciliante dans la crise yéménite. C’était bien mal connaître celui que l’on surnomme par ses initiales MBS et qui a justement lié sa montée en puissance, en Arabie même, à la guerre déclenchée au Yémen en mars 2015. Officiellement menée pour rétablir l’autorité du président yéménite Hadi, élu en 2012 et exilé depuis 2015 à Riyad, la campagne aérienne de l’Arabie s’appuie sur un fort engagement au sol des Emirats arabes unis, alliés à un rassemblement hétéroclite de milices locales, y compris extrémistes.
LE SOUTIEN INCONDITIONNEL DE TRUMP
Le président américain, dans son hallucinante déclaration du 20 novembre sur l’Arabie saoudite, n’a pas ouvert ses propos par l’affaire Khashoggi, mais bel et bien par le Yémen, endossant sans réserve la thèse de MBS: « L’Amérique d’abord. Le monde est un endroit très dangereux. C’est ainsi que l’Iran est responsable d’une sanglante guerre par procuration contre l’Arabie saoudite au Yémen ». Trump ajoute peu après: « l’Arabie saoudite se retirerait volontiers du Yémen si l’Iran acceptait de le quitter ». Dans cette allocution où le peuple yéménite et ses souffrances ne sont pas mentionnés une seule fois, le président américain refuse de trancher sur la responsabilité de MBS dans l’assassinat de Khashoggi, une affaire présentée comme secondaire face à l’importance stratégique des relations américano-saoudiennes.
La Maison-Blanche évacue ainsi la dynamique proprement yéménite du conflit en cours pour le réduire à un simple affrontement « par procuration » entre l’Arabie saoudite et l’Iran, dont les Houthis (Ansarullah, NDLR), au pouvoir à Sanaa, ne seraient qu’un instrument. C’est exactement la position sur laquelle campe Riyad, avec, il est vrai, un argument de poids: la résolution 2216, adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU en avril 2015, « exige que les Houthis, immédiatement et sans condition, retirent leurs forces de toutes les zones dont ils ont pris le contrôle, y compris la capitale Sanaa ». L’Arabie et les Emirats n’ont suspendu leur offensive en cours contre le port de Hodeida, vital pour l’approvisionnement des zones tenues par les Houthis, que dans la perspective d’une mise en œuvre de la résolution 2216, avec le retrait des combattants yéménites hors de la capitale. L’engagement récent des Houthis à ne plus tirer de missiles balistiques sur le territoire saoudien ne saurait dès lors suffire à apaiser Riyad.
LA GRANDE-BRETAGNE SOUS PRESSION
Mohammed Ben Salmane, en bon autocrate, est convaincu que l’écho planétaire donné à l’affaire Khashoggi n’est que le fruit d’un vaste complot aux sombres ramifications. Loin d’y voir matière à réviser sa propre politique, il n’en sort que plus déterminé à obtenir un succès trop longtemps attendu sur le dossier yéménite. MBS a ainsi appelé lui-même le chef de la diplomatie britannique, Jeremy Hunt, pour qu’un projet anglais de résolution sur le Yémen au Conseil de sécurité mentionne explicitement la résolution 2216. C’est en effet Londres qui est à la manœuvre pour amorcer une éventuelle sortie de crise au Yémen, les efforts de sa diplomatie étant relayés par Martin Griffiths, l’envoyé spécial de l’ONU pour le Yémen, lui-même un ancien diplomate britannique. On voit mal comment le Royaume-Uni, qui a déjà cédé aux premières pressions de MBS sur Hunt, pourrait tenir tête à une Maison-Blanche alignée sur les thèses saoudiennes.
La Grande-Bretagne a vu sa marge d’action, déjà réduite, encore plus menacée par la décision des Emirats, le 21 novembre, de condamner à la prison à vie Matthew Hedges, un jeune universitaire britannique. Le verdict, rendu en cinq minutes, s’appuie sur des accusations d’« espionnage » que l’intéressé et les autorités britanniques ont catégoriquement démenties. A supposer que cette sentence n’ait rien à voir avec le calendrier yéménite, elle tombe en tout cas à point nommé pour donner aux Emirats un moyen de pression sans précédent sur le Royaume-Uni. Le jour même où le verdict contre Hedges était rendu, c’est le ministre américain de la Défense, Jim Mattis, qui annonçait l’ouverture en Suède, au début du mois de décembre, de pourparlers de paix sur le Yémen. Dans le grand marchandage désormais en cours, la Grande-Bretagne s’est abstenue à ce jour de soumettre au vote du Conseil de sécurité son projet de résolution sur le Yémen.
Si cela ne tient qu’à Mohammed Ben Salmane, c’est ainsi le Yémen, déjà ravagé par trois ans et demi de guerre, qui risque bien de payer le prix fort de l’affaire Khashoggi.
Source : lemonde