M. le Président, avouez que la guerre au Yémen est aussi la vôtre!
Par Djordje Kuzmanovic
Emmanuel Macron mène sa guerre et engage notre honneur alors que le Parlement devrait en être informé, conformément à l'article 35 de notre Constitution
Il se passe au Yémen des choses abominables qu'on peut désormais qualifier de crimes de guerre voire contre l'humanité, comme l'ONU, les ONG ou Amnesty International s'évertuent à le dire depuis plus d'un an, dans un silence pesant qui n'a été brisé que récemment par une horreur qu'on ne peut plus cacher. Mais Macron fait semblant de ne rien voir et nous sert des discours creux lors des commémorations du 11 novembre sur la nécessité de la paix, alors qu'il engage la France dans une des pires guerres qui soit.
Celle-ci a fait plus de 200.000 morts, bien plus que les 10.000 morts généralement annoncés pour éviter de susciter l'effroi en Occident. La coalition a mené plus de 90.000 raids depuis 2015, le plus souvent sur les populations civiles. Déjà en décembre 2017, l'ONG Save The Children décomptait plus de 50.000 enfants morts de faim ou du choléra. Plus de 80 enfants meurent de faim chaque jour au Yémen. Comprend-on réellement ce que signifie 5 millions d'enfants menacés de famine? Cela signifie que même s'ils ne meurent pas des millions de jeunes Yéménites subiront des retards neurologiques et de croissance graves. Le HCR et l'UNICEF s'époumonent à prévenir que ce pays fait face à l'une des pires crises humanitaires de l'histoire: les trois-quarts de sa population de 28 millions d'habitants est victime de la famine, de maladie et de déplacements forcés. Comment en serait-il autrement quand l'Arabie Saoudite, foyer du terrorisme islamiste, mène une guerre d'extermination par l'arme de la faim en organisant un blocus des ports dans un pays qui importe plus de 90% de sa nourriture? Alors que les combats font rage dans le dernier port par où un peu de nourriture rentrait, Hodeida, le Secrétaire Général des Nations Unies, M. Antonio Guterres, ne sait plus quoi faire ou dire pour qu'enfin les responsables de cette guerre se rendent compte de la tragédie en cours.
Or cette guerre, voulue par l'égorgeur de Riyad, est menée du côté de la coalition grâce à de l'armement occidental et singulièrement français. Régulièrement nos marchands de canons fanfaronnent et se flattent de l'excellence d'un matériel d'autant plus apprécié par nos clients saoudiens qu'il surpasserait celui livré par les Américains. C'est tout le catalogue du salon d'EuroSatory qui est testé, toute la panoplie des armes de la Contre-Insurrection. L'Arabie a ainsi récupéré récemment, n'en déplaise à Madame Parly, le contrat d'équipement de l'armée libanaise, soit 250 blindés de proximité et des hélicoptères armés, et 24 canons Caesar de 155 mm qui s'ajoutent aux 132 déjà détenus par l'armée saoudienne. Usage défensif, argue la Ministre des Armées, ils restent à la frontière: c'est se moquer du monde! Le Caesar est un engin sur roues à grande vélocité qui peut passer du défensif à l'intrusif, et retour, en l'espace d'une seule nuit –c'est bien tout son intérêt justement.
Monsieur Macron, après avoir menti sur nos ventes d'armes à l'Arabie Saoudite comme un gamin surpris à tricher aux billes, a prononcé une de ces phrases dont il a le secret : "Je comprends le lien avec le Yémen, mais il n'y en a aucun avec Jamal Khashoggi!". Derrière le lapsus d'un homme qui ne perd jamais une occasion de se taire, il y a une nouvelle invitation à ce qu'on vienne le chercher, pour autant, comme l'écrivait Thiers, que "la conscience humaine sent tous les reproches qu'elle a mérités, surtout quand on le lui épargne".
Mais au stade de compromission où nous nous trouvons, on n'est déjà plus dans le complexe munichois mais dans la collaboration à un massacre sans précédent. Car il ne s'agit pas seulement de matériel mais de techniciens français détachés sur place. Un contrat d'armement n'est pas seulement le dépôt de canons au pied du porte-conteneurs ou en bout de piste: c'est toute l'aide technique, la fourniture de munitions, de pièces détachées. Et le retour d'expérience, ou retex en jargon militaire. Pensez donc: c'est la première fois que nos chars Leclerc sont engagés sur le temps long sur un terrain d'opérations, et il paraît qu'ils y font merveille. "Pour ce qui est des Leclerc, je vous confirme que leur implication au Yémen a fortement impressionné les militaires de la région", se vantait en 2017, devant la commission de la défense de l'Assemblée nationale, le PDG du groupe Nexter qui vendit naguère ces blindés aux Emirats. Avec les techniciens viennent les observateurs officiels. On peut ainsi lire dans Ultima Ratio, le blog de l'IFRI, un article technique sur les leçons de l'engagement des Leclerc, signé d'un adjudant-instructeur spécialiste de l'Ecole de Cavalerie –qui a par ailleurs consacré, dans sa Revue de juin 2016, un article aux échanges entre tankistes français et émiratis dans le cadre du "Club Leclerc".
La France ne vend donc pas seulement des armes aux belligérants par tropisme mercantiliste, elle participe directement à cette guerre par l'envoi de matériel, de techniciens, d'instructeurs, d'observateurs et, semble-t-il, de forces spéciales sur le sol même du Yémen. Le Parlement doit en être informé conformément aux dispositions de l'article 35 de la Constitution. Il a bien été réécrit il y a dix ans pour ces guerres innommées, celles qui ne sont pas déclarées mais dont le gouvernement reste comptable devant le Parlement au titre de sa responsabilité générale. Car le Président français n'est pas commander in chief comme son homologue américain. Il ne dispose que du pouvoir décisionnaire que lui confère l'article 5 du décret de 1996 sur l'ordre de tir nucléaire: tout le reste est de la seule compétence du premier ministre et de son gouvernement, donc in fine de l'Assemblée Nationale, pour peu que nous soyons encore en régime parlementaire. Or, Macron mène sa guerre hors des cadres constitutionnels, engage l'honneur de la France et nous fait prendre à tous collectivement le risque de devoir supporter l'infamie.
Cette discussion n'est pas gratuite. Les techniciens de Nexter, les artilleurs aidant au déploiement des Caesar, tous nos compatriotes présents sur le théâtre des opérations sont dans une zone de non-droit. Qu'invoqueront-ils devant la Cour Pénale Internationale (CPI) si celle-ci est saisie de crimes de guerre voire de crimes contre l'humanité? Pensent-ils obtenir ce jour-là le soutien des politiques vers lesquels ils se tourneront et qui les auront précipités, contre la volonté de la Nation, dans une guerre illégale? L'affaire Benalla nous montre le contraire, Macron et ses comparses n'endosseront jamais leurs responsabilités et sacrifieront les fonctionnaires qu'ils auront trompés. Qu'ils méditent plutôt cette autre réflexion de Thiers, le massacreur de la Commune de Paris: "Les âmes sont en général si faibles et les esprits si vacillants, que beaucoup d'hommes, même honnêtes, vivent sans remords de leurs trahisons, s'excusant à leurs yeux par la nécessité d'une position fausse, souvent même ne cherchant pas à s'excuser, et sachant très bien échapper par l'irréflexion aux reproches de leur conscience."
Monsieur le Président, l'honneur de la France et de la République exige un embargo immédiat de nos ventes d'armes à l'Arabie Saoudite, un retrait de nos troupes au sol au Yémen et d'imposer à Riyad l'ouverture immédiate d'un corridor humanitaire.
Source : www.huffingtonpost.fr