La guerre en sous-traitance : comment l’armée émiratie est renforcée par les mercenaires
Tout comme leurs villes futuristes et leur économie florissante, l’armée des Émirats arabes unis a été construite grâce à un savoir-faire et une main-d’œuvre venant de l’étranger et financés par les pétrodollars.
L’an dernier, dans le désert des Mojaves, en Californie, un Américain en casque et en armure se tenait devant une ligne de soldats émiratis armés de fusils qui se trouvaient aux États-Unis pour s’entraîner.
«Je suis le général Stephen A. Toumajan», a-t-il dit devant la caméra avec un accent distinctement américain, tout en agrippant des pouces les flancs de son lourd gilet pare-balles. «Je suis le général en chef du Commandement aérien conjoint… euh… aux Émirats arabes unis.»
Sa langue n’a pas fourché : ancien lieutenant-colonel de l’armée américaine, le général Toumajan est le commandant de la branche d’hélicoptères militaires des Émirats arabes unis. Il porte l’uniforme émirati, donne des ordres à des soldats émiratis et est identifié comme un général d’une force étrangère lorsqu’il rencontre des homologues américains.
Tout comme leurs villes futuristes et leur économie florissante, l’armée des Émirats arabes unis a été construite grâce à un savoir-faire et une main-d’œuvre venant de l’étranger et financés par les pétrodollars. Engagés dans la guerre au Yémen – et nourrissant l’ambition de devenir une puissance terrestre, aérienne et maritime dominante au Moyen-Orient –, les Émirats arabes unis s’appuient fortement sur l’expertise étrangère pour transformer et guider leur armée.
Commandants, mercenaires ou formateurs, les étrangers ont joué un rôle central dans la montée en puissance de l’armée émiratie.
«Il me semble que c’est la manière dont les Émirats arabes unis utilisent et intègrent des étrangers et apprennent d’eux qui a probablement été – si nous devions en choisir un – le facteur central de la capacité militaire émiratie», a indiqué David Roberts, professeur adjoint au King’s College de Londres et spécialiste des affaires du Golfe.
«Toutes les forces militaires du Golfe emploient beaucoup d’étrangers, mais aux Émirats arabes unis, le résultat militaire est différent et plus probant.»
Des étrangers en uniforme émirati
Toumajan n’est pas le seul commandant étranger au sein des forces armées émiraties.
L’Australien Mike Hindmarsh est à la tête de la Garde présidentielle des Émirats arabes unis, considérée aujourd’hui comme l’une des meilleures forces de combat du monde arabe et active au Yémen.
On ne connaît pas réellement le rôle occupé par Toumajan et Hindmarsh. La Garde présidentielle serait à la tête du contingent émirati au Yémen, tandis que Hindmarsh serait sous la responsabilité directe du prince héritier d’Abou Dabi, Mohammed ben Zayed.
Toumajan a toutefois contesté son rôle dans l’armée émiratie, affirmant à Buzzfeed plus tôt cette année qu’il n’avait pas de forces sous son commandement au Yémen et qu’il n’avait pas fait allégeance aux Émirats arabes unis.
Il s’est également décrit comme un « entrepreneur civil » malgré son rang dans l’armée émiratie, agissant en tant que représentant des Émirats arabes unis et considéré comme un commandant étranger par les forces américaines.
Selon le spécialiste David Roberts, les commandants sont plus que des figures de proue et jouent probablement un rôle clé.
«Je présume qu’ils sont influents dans le processus de planification en travaillant aux côtés d’Émiratis plus haut placés», a-t-il indiqué.
D’autres officiers occidentaux portent l’uniforme émirati et sont également gradés, mais semblent limités à des rôles de formation.
Garder l’armée émiratie à flot
Une entreprise émiratie, Knowledge Point, emploie un grand nombre d’anciens officiers américains chargés de former et de conseiller les forces émiraties.
Si une partie de leur travail, comme la rédaction de manuels militaires, est assez terre-à-terre, un employé se présente comme un « conseiller principal du commandant des forces terrestres ». Dans des CV en ligne, d’autres employés écrivent qu’ils préparent spécifiquement des troupes émiraties au combat au Yémen.
Selon Sean McFate, un ancien mercenaire qui étudie les entrepreneurs militaires privés et qui écrit à ce sujet, les emplois de ce type sont attrayants pour les officiers américains à la retraite.
«Les officiers supérieurs aiment cela parce qu’ils font 25 ans dans l’armée et qu’ils en sortent à 45 ou 50 ans, a-t-il expliqué. Que va faire un gars de l’infanterie ? Travailler chez Walmart [une chaîne de grande distribution américaine] ? Non. Il y a beaucoup d’argent à gagner de cette façon et ils peuvent exploiter leurs compétences.»
Selon Becca Wasser, analyste politique à la Rand Corporation spécialisée dans les politiques de défense et étrangères des États-Unis au Moyen-Orient, les forces émiraties ont bénéficié de formations aux côtés des forces américaines et françaises, ainsi que de leur déploiement en Afghanistan. Elle a néanmoins ajouté que l’armée émiratie dépendait des étrangers qu’elle engage pour demeurer opérationnelle.
«Les activités de coopération en matière de sécurité sont appuyées par un soutien contractuel conséquent à travers l’ensemble des forces armées émiraties, en particulier dans la logistique et la maintenance, a-t-elle précisé. Ces sous-traitants comprennent d’anciens militaires américains et d’autres pays et prennent souvent la part du lion du travail ingrat qui permet de garder l’armée à flot.»
Sous-traiter la guerre
La dépendance de l’armée émiratie envers les étrangers n’est pas tout à fait nouvelle.
En 2010, le fondateur de Blackwater, Erik Prince, a été chargé de constituer aux Émirats arabes unis une armée de mercenaires destinée à affronter tout soulèvement potentiel de travailleurs ou en faveur de la démocratie.
Avant de rejoindre l’administration Trump, le secrétaire à la Défense des États-Unis Jim Mattis a reçu la permission du Corps des Marines des États-Unis d’officier en tant que conseiller militaire pour les Émirats arabes unis en 2015.
Les Émirats arabes unis ont également été accusés d’avoir envoyé des centaines de mercenaires latino-américains – des membres de l’armée de mercenaires fondée par Prince – au combat au Yémen.
Si des troupes émiraties ont été déployées au Yémen et ont joué un rôle clé, une grande partie des combats a été sous-traitée à leurs alliés locaux opposés aux Houthis, ce qui a ainsi limité leurs propres pertes.
Selon McFate, l’ancien mercenaire, cette politique abaisse les barrières de l’entrée en guerre.
«Être capable de sous-traiter la guerre, cela semble être la promesse d’une multiplication des guerres à l’avenir ; c’est ce qui rend cela si dangereux», a-t-il observé.
«Si vous louez une voiture et que vous n’avez pas à payer pour les dommages à long terme, vous pourriez avoir envie de foncer sur des dos-d’âne. Alors que si c’était votre propre voiture, vous ne feriez jamais cela, a-t-il ajouté. Ils [les mercenaires] sont semblables à une voiture de location. Vous pouvez agir de manière plus imprudente et cela peut initier des guerres et les rallonger, ce qui n’aurait pas été possible autrement.»
Les ambitions militaires des Émirats arabes unis ne semblent que croître.
En guerre au Yémen, le pays aurait envisagé d’engager une action militaire contre le Qatar. En Afrique de l’Est, il a construit une base en Érythrée et envisage d’en établir une au Somaliland, une région semi-autonome de la Somalie.
Pour soutenir leurs ambitions militaires, les Émirats arabes unis ont instauré en 2014 un service militaire obligatoire d’un an pour les hommes âgés de 18 à 30 ans. Dimanche dernier, cette période de service militaire a été prolongée à seize mois.
«Ils sont en danger de ''surextension'' si l’on compare leurs activités à leur principale contrainte en matière de ressources : leur faible population, a indiqué Wasser. Ainsi, les forces armées émiraties vont probablement continuer de renforcer leur petite taille avec un soutien contractuel non émirati dans des rôles extérieurs au combat.»
Ambiguïté juridique
Du bombardement de cibles civiles à la torture pratiquée contre les prisonniers dans des centres de détention, les Émirats arabes unis sont accusés d’un certain nombre de crimes de guerre alors que leur guerre menée au Yémen entre dans sa quatrième année.
Que se passe-t-il donc si des troupes sous la responsabilité d’un commandant étranger commettent un crime de guerre ?
Selon Rebecca Hamilton, professeure adjointe de droit à l’American University de Washington, D.C., il est difficile d’engager des poursuites pour des crimes de guerre, surtout lorsque le rôle d’un commandant est obscur.
«Le simple fait d’essayer de prouver les informations dont vous auriez besoin même si un crime de guerre était commis, et de mettre un individu au pied du mur, est toujours difficile.»
Il faut également prendre en compte l’origine du commandant étranger. Un commandant étranger originaire du Royaume-Uni ou d’Australie pourrait être jugé devant la Cour pénale internationale, mais comme les États-Unis ne sont pas partie au statut qui a abouti à la création de ce tribunal, ce n’est pas une option pour les Américains.
En 1996, les États-Unis ont adopté le «War Crimes Act» qui autorise les poursuites contre toute «infraction grave» aux Conventions de Genève. Cette loi n’a toutefois jamais été utilisée. D’après Hamilton, des preuves solides – ainsi qu’une volonté politique adéquate – seraient nécessaires pour que celle-ci soit employée.
Si les Américains qui ont lu les inscriptions en petits caractères sur leur passeport peuvent se rappeler d’une ligne indiquant que servir dans une armée étrangère pourrait entraîner une perte de la citoyenneté américaine, la réalité est beaucoup plus complexe.
Selon la loi, un citoyen américain peut perdre sa citoyenneté s’il rejoint volontairement – et intentionnellement – une armée étrangère engagée dans des hostilités avec les États-Unis ou s’il sert en tant qu’officier dans n’importe quelle armée étrangère.
La «clause des émoluments» de la Constitution des États-Unis interdit aux anciens officiers militaires de chercher un emploi auprès de puissances étrangères, sauf en cas de consentement du Congrès.
Ainsi, tant que Toumajan n’a pas l’intention d’abandonner sa citoyenneté américaine et a reçu la permission de travailler pour les Émiratis, il est hors de cause.
Dans une armée accusée de crimes de guerre où des commandants étrangers continuent de servir sans subir de répercussions, d’autres pourraient être tentés de suivre leur trace.
«En général, dès que les gens voient qu’une loi en vigueur n’est pas appliquée en pratique, alors il n’y a pas grand-chose pour les dissuader», a déclaré Hamilton.
«Si les interdictions portant sur les crimes de guerre ne sont pas appliquées, cela envoie à ceux qui sont susceptibles d’en commettre un signal indiquant qu’ils n’ont pas à s’inquiéter.»
Source : middleeasteye