Bahreïn: le pouvoir pousse à la confrontation violente
La décision du ministère de la justice et des affaires islamiques de Bahreïn de dissoudre l’Action démocratique nationale, communément appelée Waad, s’inscrit dans une politique de répression de toutes les formes pacifiques d’opposition. Le pouvoir, qui a déjà fermé les portes d’un dialogue politique, pousse ainsi à la violence.
Le 1er janvier 2017, un commando de quatre à six personnes a attaqué à l’arme automatique la prison centrale de Jaw située sur la côte sud-est de l’île, tuant un gardien et permettant l’évasion de dix détenus. Huit d’entre eux avaient été condamnés à des peines de prison à perpétuité pour diverses actions violentes ou détention d’armes. Immédiatement, le ministère de l’intérieur a dénoncé l’action d’une «cellule terroriste» […], et engagé une chasse à l’homme pour retrouver les fugitifs, contrôlant les grandes voies de circulation et bouclant divers quartiers chiites connus pour leur sentiment anti-régime.
Dans ce contexte d’intenses contrôles sécuritaires, la cavale des évadés a duré moins de deux mois. L’un d’entre eux, Reda Al-Ghasra, qui s’était déjà illustré par trois évasions, a été tué lors de l’interception par la marine bahreïnienne de l’embarcation à bord de laquelle il essayait de fuir le royaume le 9 février1. D’après le procureur général, les autres ont été arrêtés le 4 mars lors d’une vaste opération de police qui aurait permis de débusquer une «cellule terroriste» de 54 membres et de saisir armes et matériel explosif. […]
L’attaque de la prison de Jaw constitue une étape inquiétante dans la crise politique au Bahreïn : c’est en effet la première fois que l’opposition monte une opération commando impliquant une telle sophistication, marquant un degré supplémentaire de violence et contrastant avec les techniques utilisées jusqu’alors, qui consistaient en l’explosion de bombes, mises à feu à distance, lors du passage de véhicules de police. Depuis le mois d’octobre 2012 et l’explosion d’une bombe artisanale à Eker tuant un policier, ce mode opératoire a coûté la vie, chaque année, à plusieurs membres des forces de l’ordre bahreïnies, étrangers ou golfiens. Dès 2013, le nombre d’explosions de «véritables» engins explosifs improvisés (EEI) l’emportait sur l’emploi de «faux», canulars apparus dans les mois suivant l’éviction du rond-point de la Perle pour tourner en dérision les forces de police. Le recours à cette technique de détonation à distance constituait déjà en soi une rupture de nature avec les formes de guérilla urbaine — cocktails Molotov et pneus brûlés — qui étaient et sont toujours utilisées par les jeunes des villages chiites sans plus de formation.
Suivant la logique du pire, c’est désormais l’option de la violence armée qui occupe le devant de la scène au Bahreïn. […] Pour l’heure, le succès de l’attaque de Jaw démontre une faille dans l’appareil sécuritaire bahreïni du ministère de l’intérieur. Ses conséquences ont été de plusieurs ordres.
Spirale sécuritaire
D’abord, quinze jours après l’évasion, le Bahreïn rompait un moratoire sur les exécutions capitales qui prévalait de facto depuis 2010. Pour la première fois depuis le soulèvement populaire, les autorités exécutaient trois hommes jugés coupables de la mort de trois policiers (dont un Émirien, Tariq Al-Chehi), tués à Daih lors de l’explosion d’un EEI, en dépit d’affirmation, par les organisations de défense des droits humains, de confessions arrachées sous la torture. Certains observateurs bahreïnis ont vu dans l’accélération soudaine de la procédure et l’épuisement des recours, suite à la confirmation de la peine par la Cour de cassation, la pression des Émirats arabes unis craignant de voir les responsables de la mort d’un de leurs lieutenants s’évader à leur tour. Toujours est-il que l’exécution des trois jeunes a donné lieu, sans surprise, à des manifestations dans plusieurs villages dont les participants scandaient des slogans hostiles à la monarchie. Ces mouvements de protestation se sont terminés par des heurts avec les forces de l’ordre, ainsi que l’incendie volontaire d’un bâtiment officiel du gouvernorat du Nord.
Ensuite, l’évasion de la prison de Jaw a infligé un cinglant revers aux forces du ministère de l’intérieur, dirigé par le cheikh Rachid Ben Abdullah, réputé très proche du roi. D’après les observateurs bahreïnis, la mise en difficulté du cheikh Rachid donnait l’occasion, au sein de la famille royale, à la faction plus radicale des Khawalid opposée au compromis et partisane de l’option sécuritaire, de reprendre l’avantage.
Dès le 5 janvier 2017, un décret rendait aux services de renseignement, la National Security Agency (NSA) — bénéficiant d’une relative autonomie par rapport au ministère de l’intérieur — le pouvoir d’arrêter, de placer en détention et d’interroger les suspects en matière de terrorisme. Pouvoir qu’un décret de novembre 2011 lui avait ôté, conformément aux recommandations du rapport Bassiouni. En effet, ce dernier, notant déjà que ces pouvoirs étaient «une anomalie pour une agence de renseignement» avait établi la responsabilité de l’agence dans la mort sous la torture du cofondateur du journal d’opposition Al-Wasat, Abdul Karim Fakhrawi, et avait mis au jour des pratiques systématiques et mauvais traitements physiques et psychologiques assimilables à de la torture. Au vu de la détérioration rapide de la situation, la création en 2012 d’un poste d’ombudsman pour enquêter sur les plaintes déposées contre l’agence semble une garantie dérisoire pour rassurer sur ces pratiques lors de détentions.
Une seconde mesure revient sur l’un des principaux acquis du rapport Bassiouni tout en empiétant sur les pouvoirs du ministère de l’intérieur : le Parlement a approuvé le 5 mars un amendement constitutionnel permettant aux tribunaux militaires de juger des civils. Le ministre de la justice l’a estimée nécessaire pour faire face à une «guerre irrégulière». Là encore, le rapport Bassiouni avait salué le transfert des dossiers des tribunaux militaires de sûreté nationale vers des juridictions civiles et la possibilité d’appeler de leurs jugements devant la Cour de cassation, doutant que la façon dont le Code pénal y avait été appliqué soit conforme au droit international humanitaire.
Ainsi pour réaffirmer son contrôle de la situation et donner plus de pouvoir à son appareil sécuritaire, le régime de Manama est-il revenu sur les acquis principaux et les réformes qu’il avait engagés avec force publicité au lendemain de la crise de 2011, agitant le danger du terrorisme, dont il a lui-même alimenté le terreau en étouffant les voix de l’opposition disposées au dialogue.
En finir avec toute opposition
Parachevant la logique binaire de radicalisation, le ministre de la justice et des affaires islamiques dont dépendent les «associations politiques» (désignées comme telles en l’absence de partis officiellement reconnus) a annoncé le 6 mars son intention de dissoudre la dernière association d’opposition qui restait encore, l’Action démocratique nationale, communément appelé Waad , pour, entre autres, son «soutien au terrorisme» ou «la glorification d’individus condamnés pour terrorisme».
Héritier du Front populaire de libération du Bahreïn, le Waad, courant laïc de gauche, ne représente pourtant pas une force de mobilisation dangereuse pour le régime comme pouvait l’être celle du puissant Wefaq, dissous en juin 2016. […] le procès contre son leader spirituel dénaturalisé le cheikh Issa Qassim mobilise des foules à tel point que son village, Diraz, est bouclé et Internet coupé. Son allié, le Waad, dont les militants sont issus principalement des classes moyennes urbaines et des rangs des intellectuels, n’avait jamais eu de député à la chambre basse. […]
En éliminant les courants politiques constitués ayant opté pour la négociation, le régime bahreïni entend pouvoir se livrer, sous couvert de lutte antiterroriste, à la seule opposition qui reste, celle des groupuscules armés. Pourtant, sa répression contre toute forme d’opposition — y compris pacifique — sape la légitimité dont il se prévaut pour agir contre la violence.
Source: orientxxi.info et rédaction