Un esprit avant-gardiste prônant un islam moderne... (Scarlett Haddad/ l’Orient le Jour)
À une journaliste qui l'interrogeait sur l'émigration des Libanais, sayyed Mohammad Hussein Fadlallah avait répondu avec sa grande sagesse, il y a quelques années : « Quand on part, on laisse derrière soi bien plus qu'on ne prend. » Il ne croyait pas si bien dire. Et voilà qu'à son propre départ, il laisse derrière lui bien plus qu'il n'a pris au cours de son intense existence. Il laisse derrière lui des centaines de disciples séduits par son esprit moderniste, son ouverture et son courage dans l'expression de ses opinions. En homme revenu de tout sauf de Dieu, il dénonçait sans relâche aussi bien la politique de l'Occident dans la région que l'obscurantisme de certains mouvements religieux fondamentalistes et prônait un islam moderne, intégré au sein de la société actuelle, sans renoncer à ses principes de base. Critiqué, voire menacé à certaines périodes, il n'a jamais dévié de sa ligne de conduite, valorisant le dialogue dans toutes les questions spirituelles et même politiques, tout en prêchant en faveur de la lutte armée contre Israël et du combat contre l'oppression et l'injustice.
Parfois, sa voix semblait résonner dans le désert, celui de l'ignorance et du fanatisme, qui sont les deux faces d'une même monnaie, mais elle n'a jamais faibli, visant inlassablement à ouvrir le chemin de l'avenir.
Un parcours incroyable que celui de Mohammad Hussein Fadlallah. Né en 1935 à Najaf (Irak), où sa famille originaire de Aïnata, dans le caza de Bint Jbeil avait émigré, il s'est lancé très tôt dans des études théologiques, dans lesquelles il a brillé par son intelligence et la profondeur de sa pensée. Il est ensuite revenu au Liban et s'est établi à Nabaa, où il a commencé son action religieuse et sociale et où vivait à l'époque un certain Hassan Nasrallah avec sa famille. La guerre des deux ans l'a contraint à se déplacer. Il s'est alors installé dans la banlieue sud et il a poursuivi son action. Il a été un des premiers ulémas à appuyer la révolution islamique en Iran et en 1982, après l'invasion du Liban, il a appelé à la résistance armée contre Israël. Au point que les médias occidentaux ont commencé à le qualifier de « guide spirituel du Hezbollah ». Il a d'ailleurs fait l'objet de plusieurs tentatives d'assassinat, dont une particulièrement meurtrière, par le biais d'une voiture piégée qui a explosé près de son domicile à Bir el-Abed. Plus tard, dans un article publié dans le Washington Post, le directeur de la CIA de l'époque, William Casey, avait révélé que l'organisation qu'il dirigeait voulait se débarrasser de sayyed Fadlallah, considéré par les services US comme l'autorité religieuse qui avait encouragé l'attentat contre le QG des marines en 1983.
Sayyed Fadlallah avait à son tour estimé que les services occidentaux étaient derrière cet attentat qui le visait et il a raconté dans une interview qu'une femme lui avait sauvé la vie le jour de cet attentat. Cette femme insistait pour lui soumettre ses problèmes et lui demander conseil alors qu'il devait se rendre à un rendez-vous urgent. Elle l'a ainsi retardé de plusieurs minutes et pendant qu'il l'écoutait, l'explosion s'est produite et il en est sorti sain et sauf. Fadlallah a d'ailleurs toujours plaidé pour les droits de la femme dans la société musulmane.
Mais sa liberté de pensée ne lui a pas valu que les honneurs de la communauté chiite et lorsqu'il s'est mis à contester la théorie de wilayet el-fakih, jugeant inutile d'accorder tous les pouvoirs à un « guide suprême » et prenant ainsi ses distances avec la doctrine iranienne, il a été pendant une certaine période la cible de nombreuses attaques, voire de menaces, et la mosquée dans laquelle il prêchait à Haret Hreik avait failli être fermée à plusieurs reprises, tant l'Iran et le Hezbollah de l'époque craignaient son influence sur les jeunes chiites. Ce n'est que dans les années 90, grâce à une initiative en ce sens de l'actuel secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah, que ses relations se sont améliorées avec le Hezbollah et ce dernier a admis sa différence, ainsi que son autorité religieuse. Au fil des ans, Fadlallah est devenu une véritable école doctrinale chiite, multipliant les écrits et les interventions visant à ouvrir la voie à une interprétation moderne du Coran et des discours du Prophète, augmentant ainsi considérablement le nombre de ses disciples, au sein de la communauté chiite au Liban, en Irak, à Bahreïn, au Koweït et dans l'ensemble du monde musulman. Il était d'ailleurs très écouté par Nasrallah lui-même qui le consultait régulièrement pour les questions stratégiques et religieuses, car Fadlallah refusait d'entrer dans les considérations de la petite politique, concevant son rôle comme celui d'un doctrinaire et d'un guide pour tous ceux qui se revendiquaient comme membres de son école. Et pour bien montrer sa différence et sa lutte pour la modernité, il insistait chaque année pour être le premier uléma à annoncer le début du jeûne du ramadan ainsi que le premier jour de la fête du Fitr en se basant sur des données scientifiques et rejetant la technique désuète de l'attente de la lune.
Sayyed Fadlallah s'était aussi consacré à l'action sociale, fondant l'association des Mabbarat qui possède des écoles, ainsi que l'hôpital Bahman où il est décédé.
Avec sa mort, cet esprit avant-gardiste a réuni les deux écoles rivales chiites, celle de Qom et celle de Najaf, qui, avec une émotion égale, ont exprimé leur douleur face à sa disparition...