Sri Lanka: L’impérialisme US entend en faire une plate-forme d’agression contre la Chine
Par Mondialisation.ca
Je connais le Sri Lanka où je vivais depuis 15 ans. Je l’ai quitté il y a peu. Je viens de lire plusieurs textes parus dans la presse et sur les réseaux sociaux sur la crise qui a lieu dans ce pays.
Faisant face à de nombreuses sollicitations quant à mon opinion, je n’ai pu répondre à toutes. Je m’en excuse ! Je tente ici de donner quelques éléments pour l’appréciation de chacun et chacune.
Pour la grande majorité des médias mainstream les commentaires sont marqués par l’ignorance crasse, les mensonges, l’unilatéralisme et une hostilité à l’égard du Sri Lanka qui n’est pas nouvelle. Elle frise souvent le racisme.
En d’autres termes, la presse nous rejoue «le fardeau de l’homme blanc» dont parlait R. Kipling. (The white men’s burden). Généralement ces articles font l’impasse sur les enjeux géopolitiques, la réalité du pays est méconnue, les causes liées aux choix politiques économiques et sociaux sont ignorées mais par-dessus tout on n’évoque jamais l’implication directe des pays occidentaux au premier rang desquels l’impérialisme US qui depuis 30 ans entend faire du Sri Lanka une plate-forme d’agression contre la Chine. Cet objectif s’est pourtant exprimé à plusieurs reprises à travers des campagnes internationales de dénigrement contre le Sri Lanka, ses dirigeants en particulier au sein de la Commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève.
La plupart des reportages dans la presse font fréquemment état d’informations erronées ou caricaturales comme par exemple ces jours-ci au sujet de «la fuite de Ranil Wrickremensighe». Ce dernier ex-premier ministre vient en fait d’être désigné comme nouveau président du Sri Lanka avec le soutien de toute la classe politique sri-lankaise (majorité et opposition) et avec l’appui des pays occidentaux, tout spécialement celui de l’Ambassade US. Ranil est l’homme des intérêts US, plusieurs fois au pouvoir, il est un leader conservateur inamovible depuis près de cinquante ans, ultra libéral et membre actif du club très fermé de la Société du Mont Pèlerin (Hajek, Popper, Friedman). Quant à Gotabaya Rajapakasa qui vient de démissionner il est le frère de l’ancien président, le charismatique Mahinda Rajapaksa. À ce stade, il est bon de rappeler que fin 2019, Gotabaya été porté au pouvoir par un soutien populaire d’une ampleur exceptionnelle au point que Ranil lui-même n’a pu être élu ni aucun membre de son parti UNP alors que quelques semaines auparavant ils étaient au pouvoir. Au Parlement le nouvel exécutif a donc disposé d’une majorité de députés de plus des 2/3 y compris avec une participation de la gauche à son gouvernement (trotskiste, PC, nationalistes de gauche).
Or malgré de tels atouts, non seulement Gotabaya a trahi ses engagements, mais il a surtout cédé aux pressions de l’Inde et à celles des USA en particulier sur la mise en place des programmes SOFA, ACSA, MCC consistant à abandonner une grande partie des terres appartenant à l’état en faveur des groupes multinationaux et surtout d’intérêts militaires US leur permettant de créer les conditions d’une partition du pays en vue de le transformer en une vaste base militaire en forme de porte-avions.
Certes, il faut savoir qu’avant l’élection présidentielle Gotabaya était aussi citoyen des États-Unis, tout comme son frère Basil ministre de l’économie. Le problème c’est que cette capitulation politique a fonctionné comme autant de pièges.
Elle a provoqué déception et mécontentement. Le gouvernement n’a pas voulu mesurer les conséquences désastreuses d’une politique économique toute orientée vers l’export et non sur le développement du marché intérieur.
Dans ces conditions, la dette s’est creusée, la roupie a reculé, l’effondrement du tourisme dû à la crise pandémique et la chute spectaculaire des rémittences des travailleurs sri-lankais migrants en particulier ceux exploités dans les pétromonarchies du Golfe ont eu des effets dévastateurs sur les ressources du pays provoquant la hausse des denrées de base, le non approvisionnement en pétrole et gaz, et l’explosion des inégalités. De cette situation trop longtemps ignorée est née une colère légitime des secteurs les plus défavorisés de la société. Elle a commencé à s’exprimer entre autres par des grèves massives dans le secteur public.
Par ailleurs et alors qu’il existait de larges possibilités d’avoir de la part de la Russie mais aussi de l’Iran une contribution importante pour suffire aux besoins d’énergie du pays, le gouvernement a refusé cette aide pourtant aux conditions financières très positives, afin de ne pas mécontenter Washington et il s’est engagé dans une politique capitularde vis-à-vis du FMI qui de son côté a annoncé qu’il conditionnerait sa contribution à des contreparties politiques et sociales qui ne pourront qu’aggraver plus encore la crise sociale et économique dans laquelle le pays est plongé.
Dans ces circonstances, certaines forces politiques, les médias on fait monter l’exaspération populaire en la faisant se cristalliser non sur les causes véritables mais sur la famille Rajapaksa, son incapacité, son népotisme. Cela s’est manifesté particulièrement vis-à-vis de Mahinda Rajapaksa, l’ancien président connu pour ses positions anti impérialistes, son soutien à Cuba, au Venezuela et à la cause palestinienne. Ce dernier, toujours présent dans le pays continue à faire figure pour Washington d’homme à abattre. Précédemment, les différentes tentatives de «régime change made in USA» ont toutes échoué à cause du soutien populaire dont Mahinda bénéficiait et bénéficie encore. Le rêve de certaines forces exprimé publiquement est de lui réserver le même sort qu’à Mouammar Kadhafi ou Sadham Hussein. Là, sont parmi les causes politiques essentielles auxquelles il faut ajouter la corruption endémique de la classe politique dans son ensemble. Enfin il faut aussi noter le rôle néfaste du JVP, cette organisation qui se proclame marxiste-léniniste et qui en réalité est pilotée et financée depuis l’ambassade des États-Unis et US Aid. Enfin la multiplication sur place des ONG soutenues par les gouvernements occidentaux, le NED et la Fondation Soros très active au Sri Lanka sont d’autres aspects du problème sri lankais soulignant du même coup l’enjeu stratégique qu’il représente.
On trouve donc là tous les ingrédients qui ont permis non pas une révolution et une prise de la Bastille mais une contre-révolution, un coup d’État en forme de révolution de couleur sur le modèle Maïdan. Il est d’ailleurs significatif de souligner que la sous-secrétaire d’État US et interventionniste forcenée Victoria Nuland était en mission au Sri Lanka avant le début des évènements. Quant au mouvement populaire que l’on voit manifester à Colombo sa composition est très hétéroclite et autrement plus complexe que la photographie très simpliste que l’on en donne. On y trouve pèle mêle l’élite locale (le triangle Passy/ Neuilly/Auteuil Sri Lankais) totalement acquise aux pays occidentaux (USA-Grande-Bretagne- Australie, Canada), les classes moyennes, les professions libérales en particulier l’ordre des avocats lié organiquement à l’ambassade US, les étudiants, une partie du lumpen, et les gangs criminels. La contestation y compris violente s’est essentiellement exprimée dans la capitale, souvent violemment y compris en vandalisant et pillant une partie du patrimoine culturel d’un pays dont la civilisation date de plus de 5000 ans. Il n’y a pratiquement pas eu de manifestations dans le reste du pays ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas un mécontentement et une colère réelle en particulier chez les paysans qui ont subi le désastre du choix gouvernemental des engrais organiques au détriment des engrais traditionnels alors qu’en fait aucune préparation n’avait été faite en amont pour se préparer à cet important changement de la vie agricole sri lankaise. Cette décision a provoqué la ruine de petits exploitants permettant ainsi toutes les manipulations possibles pour acquérir les titres de propriétés par différents groupes.
Quant à la référence dans la presse qui est faite au sujet des 30 ans de guerre, au séparatisme et aux Tigres du LTTE, il est utile de rappeler que cette organisation fascisante et anti communiste dont l’objectif était la partition du pays pratiquait un terrorisme aveugle, utilisant les enfants soldats et les handicapés comme kamikazes, massacrant l’opposition marxiste tamoule. Il faut rappeler également que les pays occidentaux ont soutenu à bout de bras ce groupe qui aura tué plus de Tamouls que nul autre pendant un conflit qui a bouleversé le pays. L’objectif géopolitique de l’impérialisme à travers l’action de H. Clinton, B. Kouchner, D. Miliband étaient de s’accaparer avec l’aide du LTTE, de Trincomalee sur la côte est du Sri Lanka qui est le plus grand port en eau profonde de l’Asie pour l’usage de la 7e flotte des USA et comme position avancée dans le conflit contre la Chine.
Enfin s’agissant de la gauche : PC, LSSP (trotskyste, le Sri Lanka est le seul pays où une force trotskiste était encore récemment au pouvoir), Gauche nationaliste sont hors-jeu et dans l’incapacité d’exprimer une analyse cohérente, un programme, une orientation, une direction politique. Seules quelques personnalités indépendantes mais isolées ont une vision lucide des choses. Quant aux autres partis institutionnels totalement divisés, la chasse aux postes ministériels est ouverte, et les prochaines élections ouvertes dans un contexte de confusion, de division, et de permanence aggravée des problèmes.
Loin de se résoudre, la crise ne peut que s’aggraver dans une situation de chaos et d’anarchie permettant aux États-Unis de faire avancer même provisoirement leurs intérêts stratégiques dans la région face à la montée de l’influence de la Chine. Ceci me permet de préciser que l’argument qui consiste à prétendre que la Chine serait responsable de l’endettement du Sri Lanka est un mensonge éhonté. En fait cette dette représente moins de 10%, les 90% restant étant ceux des pays occidentaux et de leurs institutions financières. Par contre et comme elle l’a toujours fait, la Chine qui a beaucoup contribué au développement des infrastructures du Sri Lanka (ports, aéroports, routes, etc..) va continuer à apporter et sans conditionnalités son soutien politique, économique et financier au Sri Lanka.
Dans ce contexte il est important de suivre la politique indienne à travers ces évènements, son attitude à l’égard de la Russie et son rôle au sein des BRICS. Il en va de même après les changements au Pakistan comme s’agissant des pressions sur le Bengladesh qui l’ont fait céder en faveur d’un soutien aux positions US, du Népal et des changements politiques qui viennent d’intervenir en Australie sans que ceux-là modifient la politique agressive de ce pays vis-à-vis de la Chine. L’ensemble de ces évolutions ne sauraient être isolées de celles qui sont liées à la crise ukrainienne et au climat de russophobie et de divagations antichinoises dans lequel nous baignons. Le nouvel ordre mondial qui se met en place va se faire dans la douleur et les crises à répétition. On ne saurait sous-estimer les risques mais il serait aberrant de ne pas voir dans ces contradictions, la recherche d’alternatives et l’aspiration à une nouvelle architecture mondiale fondée sur le multilatéralisme, la non-ingérence, la non intervention, le respect de la souveraineté… C’est à dire tout à la fois la charte des Nations unies, les principes de Bandung et ce que l’on retrouve dans cette formule de Xi Jiping en faveur d’une «communauté de destin».
Par Jean-Pierre Page: co-fondateur de l’Observatoire de la mondialisation et rédacteur en chef de La Pensée libre, revue philo-socio-anthropo-historique. Il l’un des co-auteurs de « La Chine sans œillères : Tout ce que vous avez toujours voulu savoir». Il a adressé cette analyse de la crise au Sri Lanka dans le cadre d’un courriel adressé à un cercle de militants.