Michel Aoun : Si je ne peux pas réaliser des réformes, le pouvoir ne m’intéresse pas
Avec son franc-parler et ses accès de colère, le général Michel Aoun dérange aussi bien ses adversaires que ses alliés. À ceux qui lui reprochent de « rechercher les conflits », il répond qu’il a un projet de changement et de réforme, et s’il ne peut pas le réaliser, le pouvoir ne l’intéresse pas. Il n’aime pas les compromis sur les questions vitales et reprend à son compte les rapports américains qui l’avaient qualifié d’ « imprévisible et incontrôlable ». C’est pourquoi il se refuse à tout pronostic sur l’avenir du gouvernement, restant toutefois convaincu que le président syrien veut des réformes et qu’il n’est pas près de s’en aller. Dans une interview à « L’Orient-Le Jour », il évoque les principaux sujets de l’actualité présente.
Pourquoi avoir présenté le plan pour l’électricité en votre nom, devançant ainsi le gouvernement Mikati ?
Nous étions dans une période de blocage. La loi programme avait été adoptée par le précédent gouvernement. Mais celle sur le budget n’avait pas été adoptée, le gouvernement ayant refusé de présenter un relevé de ses comptes. Il est ensuite parti et il a fallu en former un nouveau. Pendant cette période, le ministère de l’Énergie a poursuivi son travail dans la mesure de ses moyens parce qu’il n’avait pas de budget conséquent. Chaque minute équivalait à 12 000 dollars de pertes. Cela faisait 17 millions par jour... En tant que chef d’un bloc important, j’ai décidé de présenter le plan au Parlement dans le cadre d’un projet de loi revêtu du caractère d’urgence, d’autant qu’il avait été déjà étudié par le précédent gouvernement et qu’il avait été adopté par la commission des Finances. Il y avait eu d’ailleurs un débat au Parlement sur la possibilité pour la Chambre de se réunir en l’absence d’un gouvernement en fonction. Finalement, il avait été décidé que si le projet est présenté par des députés, la Chambre peut l’examiner. J’ai donc présenté mon projet de loi le 5 avril et nous sommes le 20 septembre. Il y a donc déjà 2 800 milliards de perte...
Pourquoi le projet est-il bloqué, selon vous ?
Il y a visiblement un plan subversif pour bloquer le processus administratif du pays. Ce genre de plan est utilisé dans certains régimes où l’on ne veut pas d’une administration efficace, pour détruire l’autorité et le prestige de l’État.
Vous voulez dire que les ministres et les députés qui retardent l’adoption du projet de loi s’inscrivent dans ce plan ?
Oui, je ne vois pas d’autre explication. Le gouvernement actuel s’était engagé dans sa déclaration ministérielle à poursuivre le plan pour la relance de l’électricité, d’autant que plusieurs ministres et même le chef de l’État avaient déjà voté en sa faveur dans le gouvernement de Saad Hariri.
Pourquoi se rétracteraient-ils aujourd’hui ?
Il faut le leur demander. J’ai beaucoup cherché pour trouver des explications et, finalement, je suis arrivé aux conclusions suivantes : certains le font par ignorance, d’autres font semblant d’être ignorants, d’autres encore agissent par vengeance, et les derniers par volonté de désinformer. Il est en tout cas normal que tous ceux qui sont lésés par le projet s’unissent contre moi. Mais quelle que soit l’ampleur de l’opposition à ce projet, elle ne me fera pas changer d’avis ni d’orientation. Je suis un homme de changement et de réformes et je présente des projets techniques qui répondent aux besoins de la population. Même si cela me vaut l’hostilité de certains ou de tous, je resterai fier de ce que je représente. Je suis prêt à me battre jusqu’à ce que le peuple se rende compte de ce qui se passe et sache choisir ceux qui servent ses intérêts.
Ne craignez-vous pas que les gens vous abandonnent car ils sont fatigués de tous ces problèmes ?
Je ne crois pas. Si je m’adresse à l’opinion publique, c’est par respect pour elle et justement pour qu’elle sache ce qui se passe et où se situent les responsabilités.
Que répondez-vous à ceux qui disent : le général est fatigant...
Les enfants trouvent parfois leurs parents fatigants quand ils cherchent à leur inculquer des principes et à leur apprendre ce qui se passe. Mais en grandissant ils découvrent combien cet enseignement est utile. C’est un peu ce que j’essaie de faire, apprendre aux gens que les lois doivent être d’intérêt général et que les organismes gouvernementaux doivent faire l’objet d’une surveillance financière.
Pensez-vous que ce gouvernement restera en place avec tous les problèmes qui l’attendent ?
Je ne sais pas. Tant qu’il parviendra à surmonter les problèmes il restera en place. Personnellement, j’étais sérieux dans mon désir de demander à mes ministres de se retirer. Car, pour moi, si nous ne pouvons pas accomplir des réalisations, le pouvoir ne nous intéresse pas.
Quelles sont vos relations avec le Premier ministre ?
Nous avons de grandes divergences, notamment concernant les fonctionnaires « qui ont dépassé la date d’expiration ». Je m’oppose à leur maintien.
N’y a-t-il que ces personnalités sunnites ?
Ce sont celles que j’ai trouvées. S’il y en a d’autres, qu’on m’envoie leurs dossiers. Je les soumettrai au gouvernement. Je tiens toutefois à préciser que lorsque j’ai des éléments contre une personne, je commence par la relancer, j’utilise ensuite les recours légaux et c’est en dernier lieu que je m’adresse à la presse. Je le fais par respect pour l’opinion publique et son droit à l’information. D’autant que les médias ne font pas toujours le suivi des affaires, surtout celles d’intérêt général.
La loi électorale et la proportionnelle pourraient-elles faire chuter le gouvernement ?
Non. Si le projet ne passe pas au gouvernement, des députés le présenteront au Parlement.
Et le financement du TSL ?
Les sommes réclamées doivent être versées par le biais d’une loi. Si celle-ci n’existe pas, ni un autre document écrit, je voterai contre le paiement. Et si le Conseil de sécurité décide de maintenir le TSL sous le chapitre 7, il annulera de ce fait le rôle du gouvernement et celui du peuple. En tout cas, le budget du TSL représente 216 fois ce dont le ministère de la Justice a besoin pour ses équipements...
Pour un homme d’institutions, que faites-vous pour structurer le CPL, ou bien suivez-vous la politique d’après moi le déluge ?
J’ai formé un parti doté de structures, un secrétariat général et un bureau exécutif, avec une grande décentralisation et un siège principal. J’ai été élu président de ce parti.
À vie ?
Non, mon élection est renouvelée chaque année. Pour l’instant, nous sommes en période d’essai. Nous préparons une charte et nous sommes le seul parti où il n’y a pas de prestation de serment pour l’adhésion. Car nous ne voulons pas lier les gens malgré eux si leurs convictions changent, nous voulons aussi avoir un large éventail d’opinions, et non pas des adhérents clonés.
En tant qu’homme du changement, comment expliquez-vous le fait que votre principal représentant soit votre propre gendre ?
Je ne réponds plus à cette question. Gebran Bassil le fait tout seul. Je dirais simplement que lorsque je l’ai choisi, je savais que ma crédibilité personnelle et celle du CPL qu’il représente étaient en jeu. Mais j’avais discerné en lui des compétences qui sont devenues désormais évidentes pour tout le monde. Le fait d’être mon gendre ne doit pas être un handicap.
Sur un autre plan, êtes-vous devenu membre du parti Baas pour défendre autant le régime syrien ?
Au cours de mon premier voyage en Syrie, en décembre 2008, j’avais prononcé un discours à l’université de Damas, dans lequel j’avais dénoncé le monopole du parti et la pensée unique, et j’avais appelé au pluralisme. Pour la première fois dans l’histoire du régime, cette conférence avait été retransmise en direct. La diversité politique, le respect des droits individuels et collectifs, c’est notre vision, et plus la Syrie avance dans cette direction, plus nos peuples pourront se rapprocher. Il y a peut-être eu du retard dans l’adoption des réformes, mais finalement, Bachar el-Assad a accepté d’annuler la loi d’urgence. Il a adopté une nouvelle loi sur l’information, et une autre sur le multipartisme. Toutes ces mesures vont dans le sens de la démocratisation. Il faut aussi signaler que la Syrie respecte déjà la liberté de culte. Mais dès qu’il a commencé sérieusement à adopter des réformes, les manifestants ont commencé à réclamer la chute du régime... Il y a donc de quoi se poser des questions. D’autant que depuis les changements, la situation en Égypte, en Tunisie, au Yémen est instable et l’instabilité n’amène pas la démocratie, mais le chaos.
En ce qui nous concerne, nous sommes contre le changement qui amène les extrémismes, et avec celui qui amène la démocratie. Même la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton a estimé qu’il y a avait un danger pour les minorités. Nous ne pouvons pas ne pas tenir compte de ces réalités.
En appuyant le régime syrien n’êtes-vous pas en train de trahir votre passé, vous qui avez tant souffert de ce régime ?
Vous savez, il n’y a pas d’hostilité durable en politique. Il y avait un fossé que l’on croyait insurmontable entre la France et l’Allemagne, pourtant les deux pays, le moment venu, ont construit ensemble l’Europe. Deux pays voisins ne peuvent pas rester éternellement en situation de conflit.
Pourquoi ne pas dire la même chose pour Israël ?
Parce qu’Israël viole de façon permanente nos terres et a des visées sur notre pays et sur ses ressources. Il ne reconnaît pas non plus les droits des Palestiniens de 48 à nos jours. En voyant l’attitude de l’Europe face à ces questions, nous ne pouvons plus croire qu’elle veut réellement la démocratie dans la région. Les pays européens ne cherchent que leurs intérêts propres, mais nous demandent à nous des positions qui touchent à notre existence même.
Selon vous, le président syrien n’est donc pas « fini » ?
Qui va le démettre ? Son peuple ? Celui-ci est convaincu d’être la cible d’un complot ourdi à l’étranger. Quand il voit ce qui se passe au Yémen, en Égypte, en Libye, en Tunisie, ses appréhensions augmentent. Et puis quelle crédibilité accorder à ceux qui prétendent se soucier des intérêts des peuples, tout en oubliant ceux du peuple palestinien ? Ce que je peux dire, c’est qu’en tant que Libanais et chrétien, j’estime que notre intérêt est dans l’existence d’un État laïc à nos frontières. Je ne crois pas qu’on puisse y parvenir avec les salafistes. En disant tout cela, je ne trahis pas mes principes. Au contraire, je poursuis mon combat pour les libertés. Car quel pourrait être l’avenir des minorités à l’ombre d’un régime fondamentaliste ?
Source: l'Orientlejour.com