Guerre au Yémen : le soutien meurtrier de la France à l’Arabie saoudite
Par humanite.fr
Alors que les États-Unis et l’Italie ont suspendu leurs livraisons d’armes à Riyad, Paris reste muet et fait la sourde oreille aux demandes d’arrêt de cette coopération. Comme si l’argent n’avait pas l’odeur des cadavres yéménites.
«Cette guerre doit cesser. » En évoquant le Yémen lors de son premier discours de politique étrangère prononcé le 4 février, le nouveau président états-unien, Joe Biden, n’y est pas allé par quatre chemins. «Nous renforçons nos efforts diplomatiques pour mettre fin à la guerre au Yémen, une guerre qui a créé une catastrophe humanitaire et stratégique», a-t-il déclaré. «Cette guerre doit cesser», a-t-il martelé. «Et pour souligner notre détermination, nous mettons fin à tout soutien américain aux opérations offensives dans la guerre au Yémen, y compris aux ventes d’armes.
L’onde de choc s’est rapidement propagée de Washington à Riyad, ébranlant très certainement quelques certitudes au palais du roi Salmane et plus encore dans celui du prince héritier à la morgue jusque-là affichée, Mohammed, plus connu sous le nom de MBS (pour Ben Salmane). Sur sa lancée, l’hôte de la Maison-Blanche annonçait qu’il retirait le mouvement des Houthis de la liste des organisations terroristes. La désignation sur la liste noire, décidée in extremis par l’administration Trump, était décriée par les organisations humanitaires car elle risquait d’entraver l’acheminement de l’aide dans les vastes territoires contrôlés par les Houthis.
«Créer les préconditions à la paix»
Quelques jours auparavant, l’Italie créait la surprise en révoquant les autorisations d’exportation de missiles et de bombes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis. Le ministre des Affaires étrangères d’alors, Luigi Di Maio, ajoutait même : «Nous considérons que c’est un devoir, un message clair de paix qui arrive de notre pays.» L’ONG italienne le Réseau pour la paix et le désarmement s’en félicitait. Cette décision du gouvernement italien «met un terme une fois pour toutes à la possibilité que des milliers d’engins explosifs fabriqués en Italie puissent toucher des structures civiles, faire des victimes parmi la population ou puissent contribuer à aggraver la situation humanitaire déjà grave dans ce pays». Et d’ajouter : «Le seul arrêt de la fourniture de missiles et bombes aériennes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis ne peut pas faire cesser la guerre au Yémen et soulager les souffrances d’une population épuisée par le conflit, la famine et les maladies, mais constitue un pas nécessaire pour créer les préconditions à la paix».
80 % de la population a un besoin urgent d’aide humanitaire
En France, en revanche, le gouvernement joue la grande muette. Des ONG auraient pourtant bien aimé s’exprimer et se féliciter, à l’instar de leurs homologues états-uniennes ou transalpines. Ainsi l’association Aser (Action sécurité éthique républicaines), membre du Réseau d’action international sur les armes légères et accréditée aux Nations unies, a, depuis longtemps, tiré le signal d’alarme.
En décembre dernier, elle a publié un rapport intitulé «Crimes contre l’humanité au Yémen» qui montre comment les pays de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis – comprenant également l’Égypte, dont le président Al Sissi a été reçu à Paris – n’ont cessé de cibler les civils et les biens à caractère civil depuis mars 2015. Et ce malgré les appels répétés du Conseil de sécurité des Nations unies.
80 % de la population a un besoin urgent d’aide humanitaire, avec plus de 230 000 morts selon le rapport du programme national des Nations unies pour le développement, dont plus de 140 000 enfants, fin 2019. Vingt millions de Yéménites dépendent aujourd’hui de l’aide humanitaire au quotidien, soit les deux tiers de la population. Un Yéménite sur huit est réfugié dans son propre pays dans les conditions que l’on imagine. Selon Jean-Nicolas Beuze, responsable de l’agence de l’ONU pour les réfugiés (HCR) à Sanaa, interrogé par France 24, «entre 80 et 90 % des denrées alimentaires de base telles que le riz et la farine sont importées. Or, cet acheminement est très fragile car le conflit est actif et plusieurs millions de personnes sont exposées au risque de famine. L’accès à la santé est très mauvais, 50 % des centres de soins ont été détruits dans les affrontements, avec des risques épidémiques, notamment de choléra. Enfin, l’embargo sur le fuel imposé par la coalition internationale dans le Nord génère d’énormes problèmes logistiques». Une réalité terrible qui ne doit rien à une catastrophe naturelle. «Le fait que des armes de précision soient utilisées lors des raids aériens de la coalition indique que les décès de civils et la destruction de biens civils qui en ont découlé ne relèvent pas d’une simple négligence due à un manque de précaution, mais étaient bel et bien volontaires », souligne le rapport d’Aser.
Macron cherche à se faire une place sur la scène internationale
Ce qui ne semble toujours pas émouvoir les dirigeants français. Et pour cause. Selon l’Institut international de recherche pour la paix de Stockholm (Sipri) le 9 mars 2020, la France a occupé la 3e position sur ce marché entre 2015 et 2019, représentant ainsi 7,9 % des parts du marché mondial de vente d’armement. Une place que, visiblement, Emmanuel Macron et ses ministres rêvent de renforcer en gagnant une place sur le podium de l’économie de la mort. Il est vrai que l’actuel ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, alors qu’il était ministre de la Défense sous François Hollande, se vantait d’avoir participé à l’augmentation du PIB de la France grâce aux contrats d’armement passés. Il faut croire que de l’armée à la diplomatie il n’y a qu’un pas. «Le secteur de l’industrie de défense est un secteur très important (…) pour la technologie française (…) et pour notre économie, pour nos emplois», expliquait benoîtement la ministre des Armées Florence Parly en juin 2019 sur RTL. Ce qui lui permettait d’asséner, tout en reconnaissant l’existence de victimes civiles : «Je n’ai aucune information me permettant d’assurer que ces victimes civiles le sont du fait des armes françaises».
Pour Paris, les liens avec Riyad seraient donc à préserver et à développer envers et contre tous. Fût-ce au prix de vies humaines. Qu’il s’agisse du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, démembré par des sbires de MBS dans une arrière-salle de l’ambassade d’Arabie saoudite à Istanbul, ou de centaines de milliers de Yéménites dont personne ne saura jamais le nom ni même qu’ils ont eu une existence. Les raisons de cette noce sans fin entre la France et l’Arabie saoudite ont de multiples racines. Parmi elles, la promesse qui aurait été faite de confier à la France le développement d’un nouveau site touristique au nord-ouest de l’Arabie, sur un ancien site nabatéen, Al-Ula. Un projet estimé entre 50 et 100 milliards de dollars. Et puis bien sûr, il y a les considérations géostratégiques. La France possède aux Émirats arabes unis sa seule base militaire dans le Golfe, qui lui permet d’être aux avant-postes face à la «menace iranienne» et donc de pouvoir être considérée comme un acteur incontournable dans ces sables assez mouvants. Emmanuel Macron, qui cherche à se faire une place sur la scène internationale malgré un certain nombre d’échecs (Sahel, Liban, Libye, Méditerranée orientale), joue ainsi le poids des armes et le soutien sans faille à l’Arabie saoudite, premier exportateur mondial de pétrole. À sa décharge, on peut penser que le geste fort de Joe Biden n’est certainement pas dépourvu de toute vision stratégique. Il vient ainsi d’approuver une vente d’armes de près de 200 millions de dollars à l’Égypte, pays membre de la coalition dirigée par les Saoudiens. On comprend mieux, cependant, pourquoi, contrairement à d’autres pays, les citoyens en France n’ont aucun droit de regard et encore moins de décision sur les contrats d’armement et sur le déploiement des troupes à l’étranger. Pendant la guerre, le business continue, dit le vieil adage. Et c’est encore plus juteux.