Black Lives Matter, en boucle sur le média social chinois TikTok
Par le Monde
Le réseau social chinois, très prisé de la jeunesse occidentale, est devenu l’un des amplificateurs du mouvement de dénonciation du racisme et des violences policières.
En deux semaines, TikTok semble être entré dans une nouvelle dimension. L’application mobile développée par l’entreprise chinoise ByteDance, dont l’usage a explosé chez les adolescents en 2018, était surtout connue du grand public pour les vidéos de chorégraphies et de reprises en play-back de tubes pour ados ou préados.
Et puis, il y a eu la mort de George Floyd. Le 25 mai, cet Américain noir de 46 ans est mort asphyxié lors de son interpellation par la police de Minneapolis (Minnesota). Depuis, les manifestations contre le racisme et les violences policières se multiplient aux Etats-Unis et dans le monde.
Comme sur d’autres plates-formes accueillant des contenus publics, TikTok a été submergé d’images liées au mouvement Black Lives Matter. Lundi 15 juin, les vidéos accompagnées du hashtag #blacklivesmatter avaient été vues plus de 10 milliards de fois.
« Il fallait que je dise quelque chose »
En naviguant sur #blacklivesmatter, TikTok propose un flux quasi ininterrompu consacré au mouvement : messages de soutien en musique, vidéos de manifestations dans de nombreuses villes des Etats-Unis (et parfois dans des villes européennes), confrontations entre manifestants, policiers et opposants… Parfois, en fond sonore, résonnent les paroles de This Is America, par Childish Gambino (et son remix), dont le clip coup de poing fustigeait, il y a deux ans, l’Amérique «insouciante et raciste». C’est l’une des forces de TikTok : proposer des morceaux de musique à intégrer très facilement aux vidéos que l’on a tournées sur son smartphone.
Sur #blacklivesmatter, des prises de parole dénonçant le racisme et des témoignages parfois bouleversants se succèdent désormais sans bande-son. Comme le moment où une jeune fille de dix ans, en larmes, se rend compte qu’elle pourrait «mourir à cause de sa couleur de peau».
Cameron Welch, 18 ans et vivant à Houston (Texas), présente pendant cinquante-deux secondes des règles «non écrites» prodiguées par sa mère lorsqu’il doit sortir de chez lui : «Ne mets pas les mains dans tes poches. Ne mets pas ta capuche sur la tête. Ne sors pas sans tee-shirt. Ne sors pas trop tard. Ne touche rien que tu n’achètes pas. Ne quitte pas un magasin sans un ticket de caisse ou un sac, même si tu ne prends qu’un paquet de chewing-gum.» Des paroles graves, devenues virales, qui recoupent d’autres réactions postées par des Afro-Américains sur TikTok – et qui contrastent avec les chorégraphies et blagues entre amis postées auparavant par Cameron Welch sur son compte @skoodupcam.
«En deux ou trois jours, l’application a totalement basculé», raconte Pierre Lapin, vidéaste français, qui suit de près l’évolution de TikTok depuis deux ans : «C’est un flux continu. Je n’ai jamais vu ça.»
Beaucoup de temps passé
«J’étais tellement écœurée qu’il fallait que je dise quelque chose, donc c’est ce que j’ai commencé à faire, même si je n’avais que 13 abonnés», a expliqué à la radio publique américaine NPR une Américaine de 20 ans, Raisha Doumbia : elle compte désormais plus de 80 000 abonnés TikTok, poste très régulièrement des vidéos engagées, dont certaines ont été visionnées plus d’un million de fois.
Cela alors que TikTok, qui avait déjà confirmé sa place parmi les géants des réseaux sociaux de la jeunesse, a vu son usage boosté dans le monde entier par le confinement : l’application a été téléchargée en tout 2 milliards de fois, dont 315 millions sur les trois premiers mois de 2020. Et le temps passé par les fans de TikTok sur l’application est énorme : des chercheurs évoquent quatre-vingts minutes par jour en moyenne, pour des enfants espagnols, britanniques et américains de 4 à 14 ans, dont les données ont été récemment analysées.
«J’ai su qu’il allait falloir suivre TikTok il y a quelques années, quand j’ouvrais l’application à 13 heures un dimanche et que, quand je levais les yeux, c’était l’heure de dîner», se souvient Rebecca Jennings, journaliste de Vox vivant à New York et autrice d’une newsletter hebdomadaire consacrée à TikTok : «L’application est très forte pour ça. Comme l’algorithme vous connaît si bien, il vous donne exactement ce que vous voulez au bon moment.»
Si, comme sur Twitter, Facebook ou Instagram, on peut suivre l’activité des personnes auxquelles on est abonné, le cœur de TikTok se trouve en effet dans sa page «Pour toi» : un espace où les algorithmes du réseau social vous proposent toujours plus de vidéos dont l’application sait qu’elles pourront vous intéresser, à partir des données cumulées lors de vos précédents visionnages.
«TikTok n’a jamais voulu être cette application politique»
Face au raz-de-marée #blacklivesmatter, certains observateurs ont pu être surpris de voir l’application prendre un tour si politique, alors que TikTok ne semble pas avoir été conçu pour. En novembre, le Chinois Alex Zhu se félicitait dans une interview au New York Times que le service soit perçu «comme une plate-forme pour des mèmes, du play-back, de la danse, de la mode, des animaux, mais pas vraiment pour de la discussion politique».
Pourtant, de «Ok boomer» aux attaques contre le démocrate Pete Buttigieg pendant les primaires américaines, en passant par les critiques de Justin Trudeau après la révélation de son blackface, de telles discussions politiques ont toujours existé. Mais «TikTok n’a jamais voulu être cette application politique», résume Rebecca Jennings au Monde :
«Ils ont vraiment essayé de ne pas en faire une application centrée sur l’information. Mais, au milieu de tout ça, en créant cette structure où l’on peut devenir viral avec très peu d’abonnés, ils ont créé une machine qui pouvait propager des messages politiques extrêmement rapidement. TikTok a toujours été un lieu pour les activistes. La différence, c’est que maintenant, ils reçoivent de l’attention.»
Pour la journaliste de Vox, une telle visibilité, pour un mouvement comme #blacklivesmatter, tient à une évolution des responsables de la plate-forme :
«Je pense que l’entreprise a essayé de changer d’image, pour être vue comme un lieu plus inclusif qu’elle ne l’aurait fait il y a un an. Il y a un an, ils auraient vraiment hésité à ne serait-ce que commenter quelque chose de potentiellement polémique.»
TikTok part en effet de loin, ayant été souvent accusé de censure, ou de shadow-banning : une technique qui consiste à empêcher certaines vidéos de devenir virales, en limitant leur exposition. « Pendant les manifestations à Hongkong, tous les hashtags et vidéos liées avaient été réprimés, supprimés par les modérateurs », rappelle Rebecca Jennings. En novembre 2019, une jeune utilisatrice a vu son compte temporairement suspendu après avoir alerté et dénoncé, dans un tutoriel de maquillage, la situation vécue par la communauté ouïgoure, en Chine. TikTok avait plaidé une « erreur » face au tollé provoqué par la suppression de sa vidéo.
De quoi cependant régulièrement poser la question d’une influence chinoise sur la modération – ou non – de TikTok. Des élus américains ont déjà qualifié publiquement l’application de « menace pour la sécurité des Etats-Unis » pour cette raison. TikTok s’est officiellement défendu en assurant qu’il «ne supprimait pas des contenus en fonction des sensibilités chinoises. Le gouvernement chinois ne nous a jamais demandé de supprimer quoi que ce soit et, si c’était le cas, nous ne le ferions pas». Une version battue en brèche par une enquête du Washington Post dans laquelle des anciens employés ont témoigné d’une situation inverse.
Changement d’image
Même pour le mouvement Black Lives Matter, TikTok a au départ été accusé de censure. Comme le rappelle NPR, de nombreux utilisateurs trouvaient étrange qu’il soit si compliqué de voir des vidéos sur le mot-clé lié : #blacklivesmatter n’affichait au départ aucun chiffre de visionnage. TikTok s’est depuis excusé pour un nouveau «problème technique», avant de soutenir publiquement la communauté noire américaine. Rebecca Jennings analyse :
«Je pense qu’ils ont pris au sérieux les plaintes qui accusaient leurs modérateurs de supprimer les contenus trop politiques ou qui mettaient moins en avant les utilisateurs moins beaux ou moins riches. Fut un temps, TikTok voulait être perçu comme quelque chose de très prestigieux où tout était joli et mignon. Je pense qu’ils ont depuis compris que, qu’ils le veuillent ou non, ils sont une plate-forme très politique.»
Tout ceci dans une période où TikTok a aussi mené l’offensive en recrutant l’Américain Kevin Mayer, un ponte venu de chez Disney, comme nouveau patron ; tout en se démarquant à nouveau de sa maison mère et en rappelant dans les médias américains que les serveurs de TikTok se trouvaient hors de Chine, et qu’aucune des données hébergées n’était sujette à la loi chinoise. «Je pense que cette période constitue un tournant pour TikTok, continue Rebecca Jennings : C’est si essentiel pour comprendre les jeunes, leur culture, leur activisme. C’est comme ça depuis longtemps et je pense que ça ne va que s’amplifier.»