Depuis la France, Dr Jomaa conseille les Libanais: «Ne perdez pas patience, le respect du confinement sauve une vie toutes les 8 minutes!»
Par Malak Bourji
Le 11 mai, ce sera la date du début du déconfinement, une mesure attendue par les Français malgré les conditions toujours critiques dans le pays. «Il est toujours primordial de poursuivre les campagnes de sensibilisation en insistant sur l’importance du confinement et les bénéfices attendus, et ce par tous les moyens possibles (médias, réseaux sociaux...). Selon des modélisations statistiques, le respect du confinement permettrait de sauver une vie toutes les 8 minutes», assure le médecin Zacharie Jomaa.
En première ligne dans la lutte contre le coronavirus, le néphrologue franco-libanais livre à AlAhed ses observations et son analyse sur la crise sanitaire, à laquelle il est confronté dans le centre hospitalier de Cambrai au Nord de la France. Journée surchargée, fatigue extrême et sentiments toujours déchirés par la perte de certains malades, le praticien hospitalier se retire quelques minutes de son champ de bataille pour nous raconter également son propre témoignage, après avoir contracté la maladie, 3 semaines auparavant. Toujours attaché à son pays natal, Dr Jomaa n’a pas oublié d’adresser un message au Liban, saluant peuple et gouvernement pour leurs efforts précieux face au Covid-19, l’ennemi commun de l’Humanité.
Ci-dessous l’interview intégrale du Dr Jomaa à notre site AlAhed :
1- A la base de votre présence sur le terrain, quelle est votre évaluation de la situation en France. (La tranche d’âge la plus touchée et celle qui compte le plus grand nombre de décès ? Quels sont les facteurs et les maladies qui favorisent la mort des personnes infectées ? Pourriez-vous nous fournir des statistiques concernant le nombre de lits, de respirateurs et autres équipements médicaux, de tests de dépistage dont vous avez besoin dans la lutte contre cette épidémie ?)
À ce jour (08 avril 2020) la France figure à la tête de liste des pays touchés par le SARS-CoV-2 que ce soit au niveau européen (3ème après l’Espagne et l’Italie) ou mondial (4ème, les États-Unis étant en tête avec presque 400.000 cas confirmés). En effet, ce mercredi 08 avril 2020 on recense près de 110.000 cas confirmés (depuis janvier 2020) avec plus de 11.000 nouveaux cas dans les dernières 24 heures. Parmi ces cas, 30.000 sont en cours d’hospitalisation (soit 305 de plus en 24 heures) et plus de 7000 cas nécessitent une réanimation (518 nouvelles admissions ces dernières 24 heures).
Parmi eux, 19.337 patients sont considérés guéris et plus de 10.000 sont malheureusement décédés avec une augmentation importante de 1427 en 24 heures. Ces décès sont répartis à presque 70 % en milieu hospitalier et 30 % en EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes).
En EHPAD, presque 31.000 personnes ont été testés positives avec un taux de mortalité de plus de 10 % nettement supérieur à celui de la population générale.
Ces chiffres certes bruts, en nette hausse ces dernières 24 heures, témoignent d’une épidémie Covid-19 très active en France.
Les facteurs de risque de développer une forme grave sont: l’âge surtout pour ceux plus de 70 ans ; le surpoids et l’obésité ; l’insuffisance respiratoire chronique ou toute pathologie respiratoire à risque de décompensation ; l’insuffisance rénale chronique au stade ultime ; l’insuffisance cardiaque avancée (stade NYHA III ou IV) ; la cirrhose au-delà du stade B de Child ; les antécédents cardiovasculaires ((HTA, coronaropathie, AVC, chirurgie cardiaque...) ; le diabète insulinodépendant ou déjà compliqué ; l’immunodépression quelle que soit son origine (médicamenteuse, transplantation, SIDA, cancer avancé...) ; la grossesse à partir du 3ème trimestre.
2- Pourquoi ce grand taux de mortalité en Europe ?
De manière générale, le taux de mortalité de la maladie Covid-19 est proche de 1 % avec des variations assez importantes d’un pays à l’autre, même au sein de l’union européenne (exemple de l’Italie et de l’Allemagne: 12,6 % vs 1,8 % respectivement).
Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce décalage :
La politique de dépistage dans chaque pays n’est pas la même et cela peut induire une surestimation : en France, une bonne partie des patients avec une forme bénigne et ne nécessitant pas une hospitalisation ne sont pas dépistés ce qui est à l’origine d’une sous-estimation du nombre de cas infectés et par conséquent une surestimation de la mortalité. À l’inverse les chiffres allemands ou coréens sont plus proches de la réalité étant donné un dépistage actif et massif des patients suspects et des cas contacts.
Les décès liés au virus non détectés peuvent induire une sous-estimation de la mortalité.
Les caractéristiques épidémiologiques de la population de chaque pays comme par exemple l’âge ou l’obésité qui sont, comme on l’a déjà vu précédemment deux facteurs de risque non négligeables de formes graves et donc potentiellement létales.
Le système de santé propre de chaque pays (l’accès aux soins, la capacité d’accueil, le nombre de soignants par habitants, le matériel disponible ...) font de sorte que certains patients à forme grave peuvent tarder à être diagnostiqués ou à être pris en charge convenablement,
L’hypothèse de plusieurs souches du virus avec un degré de virulence plus ou moins important.
- et probablement d’autres facteurs méconnus à ce jour.
3- A votre avis, cette épidémie a mis en relief la vulnérabilité du système sanitaire européen ?
Sans parler des répercussions effectives et potentielles de cette crise sur l’union européen surtout au niveau économique et politique, cette pandémie a dévoilé une grande fragilité du système de santé de certains pays européens et le manque d’anticipation et décoordination sanitaire entre les pays membres.
En effet, il n’existe pas un système de santé européen universel mais chaque pays européen possède son propre système de santé avec des différences plus ou moins importantes d’un pays à l’autre.
De manière globale, certains facteurs expliquent la fragilité de l’UE face à cette maladie comme les caractéristiques démographiques de la population européenne de plus en plus âgée (moyenne d’âge de 43,1 ans avec plus de 20 % âgés de plus de 65 ans en 2018) et présentant un taux non négligeable de facteurs de risque (52 % des européens en surpoids ou obésité, 10 à 30 % d’hypertendus, plus de 10 % de diabétiques...).
Quant à la disparité de morbi-mortalité entre les pays européens, elle est expliquée par plusieurs facteurs comme la situation géographique de chaque pays et le flux migratoire (exemple du Portugal assez épargné), la densité de population (comme la Lombardie de 422 habitants par km2), le délai d’anticipation avant la propagation de la maladie, la stratégie de gestion de l’épidémie (comme le dépistage massif des cas suspects et des cas contacts et de mise en quarantaine en Allemagne) et la rapidité de mise en route des mesures de distanciation sociale et le degré d’adhésion de la population. Il existe aussi des facteurs liés au système de santé propre de chaque pays : l’absence de couverture médicale universelle, les structures insuffisantes (nombre de lits d’hospitalisation et surtout de réanimation) et le manque de stocks stratégiques de certains équipements (moyens de protection comme les gants et les masques, les kits de dépistage ou même les machines de suppléance comme les ventilateurs par exemple) sans négliger l’absence ou le peu de coordination et d’entraide entre les pays membres.
Enfin, j’espère que les dirigeants de l’UE et du monde entier vont tirer les leçons de cette épreuve, et œuvreront dès la fin de cette crise pour un monde meilleur plus équitable et plus équilibré aux niveaux humain et environnemental.
3- La communauté médicale reste divisée sur le traitement à la chloroquine, alors que d’autres médicaments (Remdesivir, Sovaldi, lopinavir, Ritonavir) sont actuellement testés en France. A quel point sont-ils efficaces ? Quels sont leurs effets secondaires ? Toutes les personnes infectées peuvent-elles être soumises à ces traitements ?
Depuis le début de la crise, on entend parler de plusieurs traitements utilisés contre l’infection à SARS-CoV-2.Il faut savoir qu‘à ce jour, il n’y a pas de traitement spécifique efficace contre ce virus.
Certaines molécules ont montré leur efficacité in vitro contre ce virus et des études cliniques ont montré l’efficacité de certaines drogues comme l’hydroxychloroquine (utilisées habituellement dans le traitement de certaines maladies auto-immunes comme le lupus ou la polyarthrite rhumatoïde) dans la diminution de la charge virale chez les patients infectés et l’accélération de la guérison et par conséquent la diminution du risque de contamination. Mais il est important de signaler que ces études sont effectuées sur un nombre limité de patients et comportent de multiples biais.
Parallèlement, plusieurs études thérapeutiques randomisées en double aveugle et à large échelle sont en cours partout dans le monde. Ces études concernent l’hydroxychloroquine et des antiviraux comme ceux que vous avez cités et des modulateurs de l’inflammation. Les premiers résultats devront sortir dans les jours ou les semaines à venir et nous permettront de juger objectivement de l’utilité de ces molécules.
D’autre part, il est important de souligner que ces traitements ne sont pas dénués de risque d’effets indésirables graves et potentiellement létales comme le cas de l’hydroxychloroquine qui a été la cause de plusieurs décès par une toxicité cardiaque, et secondaire dans la majorité des cas à une automédication déraisonnable.
4- Selon vous, pour combien de temps cette épidémie va perdurer ? Les médecins sont-ils capables de trouver un vaccin dans un délai court ?
Personnellement, je crois que seul Dieu le sait. Personne ne peut prétendre connaître avec exactitude la fin de cette pandémie, de la même manière que personne n’aurait pu prédire ce que nous vivons actuellement.
Les plus optimistes pensent que le virus va s’éteindre de lui-même d’ici la fin du printemps, voire d’ici la fin de l’année 2020, avec l’acquisition d’une immunité collective une fois que 50 à 70 % de la population est contaminée. Les plus alarmistes craignent que cette pandémie se transforme en une épidémie cyclique comme le cas de la Grippe. Ils se basent sur des données qui suggèrent que l’immunité acquise contre le SARS-CoV-2 serait transitoire et qu’il existerait déjà plusieurs souches mutantes de ce virus et plusieurs cas de réinfection.
Je pense que la communauté scientifique finira par trouver un vaccin contre le Covid-19, mais pas avant la fin de l’année ou le début de l’année prochaine, le temps nécessaire pour que les connaissances scientifiques s’affinent et qu’un potentiel vaccin soit testé et prouve son efficacité. Ce vaccin aurait tout son intérêt au cas où cette pandémie se transforme en épidémie cyclique.
5- En tant que néphrologue, les personnes atteintes de maladies rénales risquent-elles davantage de contracter le coronavirus ? Recommandez-vous l’hémodialyse pendant cette période?
Il est clair que les patients insuffisants rénaux sont plus vulnérables à la maladie que la population générale et à risque de présenter des formes graves, étant donné la présence d’un ou plusieurs facteurs de risque chez ces patients (âge, maladies cardiovasculaires, surpoids ou obésité, diabète ...), surtout les patients dialysés ou les transplantés rénaux. Les chiffres nationaux montrent une mortalité de l’ordre de 20 % en moyenne soit un patient sur cinq ! Dans notre centre nous ne recensons qu’un seul cas de contamination et qu’on a malheureusement perdu.
Comme vous le savez bien, la dialyse est un traitement de suppléance indispensable pour maintenir en vie les patients insuffisants rénaux au stade ultime. Par conséquent, je ne peux que recommander la poursuite de ce traitement car l’arrêt de celui-ci ne peut qu’être délétère avec un risque de décès en quelques jours à semaine (comme cela a été le cas chez nos frères au Yémen suite à la guerre et l’embargo qui leur sont imposés).
6- En tant que personne guérie de coronavirus, prière de nous raconter votre expérience.
Tout d’abord, je remercie Dieu d’avoir survécu ainsi que ma famille à cette épreuve et de la chance que nous avions eu d’avoir eu des symptômes mineurs sans la nécessité d’une hospitalisation et pour une durée courte me permettant de reprendre mon travail rapidement. J’ai eu les premiers symptômes vers la mi-mars. Ça a commencé par une rhinorrhée (le nez qui coule) abondante et claire, suivie d’une fatigue intense, des courbatures, des frissons et un peu de fièvre. Ces symptômes ont été soulagés par la prise de Paracétamol et n’ont duré que 72h. Ils ont été suivis par une anosmie totale (perte de l’odorat) assez caractéristique de la maladie avec une agueusie (perte du goût) partielle, qui s’améliorent de jour en jour.
7- Comment évaluez-vous le plan mis en place par l’Etat libanais pour lutter contre le coronavirus?
Je suis de très près la situation au Liban et la gestion de cette pandémie par l’état libanais et notamment le ministère de la Santé dirigé par M. Hamad Hassan. Malgré la crise économique et politique que vit le pays bien avant la survenue de la maladie et malgré la fragilité de notre système de santé, le Liban s’en sort très bien comparé à d’autres pays. Cela n’aurait pas été possible sans le travail colossal et les mesures prises de manière précoce dans la gestion de cette maladie et le respect des libanais des consignes sanitaires.
Je salue également les derniers efforts du gouvernement pour rapatrier les Libanais vivants ou bloqués à l’étranger et toute l’organisation exemplaire pour les protéger et protéger leurs proches au Liban.
Tout cela ne peut me rendre que très fier de mon pays d’origine et renforce mon désir d’y retourner et de m’y installer.
8- Si l’Etat Libanais demande l’aide de médecins et d'infirmiers surtout d’origine libanaise pour bénéficier de leurs expertises dans la lutte contre le virus, répondrez-vous à cet appel ?
J’espère du fond de mon cœur de ne pas arriver à ce point-là. S’il le faut et si je peux être utile, je serai à la disposition de mon pays d’origine, sans manquer à mes obligations actuelles en tant que praticien hospitalier ici en France.
Je profite de cette interview pour demander aux autorités libanaises, si cela n’est pas déjà le cas, de créer l’équivalent d’une cellule de crise à une échelle internationale pour permettre aux libanais à l’étranger de partager leurs expériences et retours d’expérience dans la gestion de cette maladie, que ce soit dans un sens comme dans l’autre.
9- Quel message aimez-vous adresser au peuple libanais ?
Le jeune docteur a préféré de s’adresser en arabe aux Libanais.
«Restez unis et solidaires et essayez de transformer la menace actuelle en une opportunité, pour sauver les vies des autres et cela d’une manière très simple en respectant les recommandations générales dont le confinement et la distanciation sociale. Ne perdez pas patience avec l’écoulement du temps. A tous les Libanais, prière de s’entraider chacun selon ses capacités professionnelles, financières ou morales afin que cette crise prenne fin avec un minimum de pertes».