La campagne saoudienne pour kidnapper et faire taire ses adversaires à l’étranger dure depuis des décennies
Pour rapatrier ses détracteurs, le gouvernement saoudien a tenté de les appâter, ou a fait appel à des gouvernements amis dans la région pour les arrêter, voire même les a kidnappés en Europe en toute impunité.
Faiçal al Jarba a fui son Arabie saoudite natale à la fin de l’année dernière alors que le danger approchait – après l’arrestation de son protecteur, un puissant prince saoudien, et la mort d’un ami dans des circonstances suspectes alors qu’il était détenu par les autorités.
Jarba, un cheikh dirigeant d’une grande tribu, s’est rendu à Amman, la capitale jordanienne, où il a rejoint des parents. Mais ce n’était pas assez loin. Des agents de sécurité jordaniens ont encerclé sa maison un soir de début juin et l’ont emmené pour l’interroger, assurant sa famille qu’il serait bientôt de retour.
Quelques jours plus tard, cependant, il a été conduit à la frontière avec l’Arabie saoudite et remis aux autorités saoudiennes, selon deux personnes au courant des détails du rapatriement forcé de Jarba, qui n’a pas encore été signalé. Aucune accusation n’a été portée contre Jarba, 45 ans, et au cours des cinq mois qui se sont écoulés depuis sa capture, sa famille n’a reçu aucune preuve qu’il était toujours en vie, ont déclaré ces personnes.
L’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi à Istanbul le mois dernier, par une équipe d’agents saoudiens dépêchés depuis Riyad, a remis sous les projecteurs la traque, par le royaume, de ressortissants saoudiens à l’étranger, depuis les dissidents ordinaires jusqu’aux transfuges de la famille royale.
Les efforts pour réduire au silence les dissidents saoudiens à l’étranger remontent à plusieurs décennies, sous le règne de plusieurs monarques. Mais, selon des analystes, le prince héritier Mohammed ben Salmane qui, dans les faits, dirige le royaume, a poursuivi cette pratique avec un zèle particulièrement impitoyable depuis son accession au pouvoir l’année dernière. Il fait même du retour des dissidents à l’étranger une politique officielle de l’Etat, selon un officiel saoudien qui insiste sur le fait que ces retours soient négociés plutôt que contraints.
Pour rapatrier ses détracteurs, le gouvernement saoudien a tenté de les appâter, ou a fait appel à des gouvernements amis dans la région pour les arrêter, voire même les a kidnappés en Europe en toute impunité.
Des ressortissants saoudiens ont disparu de chambres d’hôtel, ont été arrachés de leurs voitures ou bien des avions dans lesquels ils étaient ont été détournés. Un prince dissident saoudien a dit lors d’un procès qu’on lui avait fait une injection dans le cou et qu’on l’avait emporté dans un jet privé de Genève à l’Arabie saoudite. Des années plus tard, après avoir réussi à quitter le royaume, il a disparu de nouveau et on n’a plus de nouvelles de lui depuis.
« Nous savons qu’ils peuvent vous tuer ; ils peuvent détruire votre famille ou les utiliser contre vous », a déclaré une militante saoudienne des droits des femmes qui a demandé l’asile politique aux États-Unis l’année dernière. « Cela a toujours été ainsi », a-t-elle dit, ajoutant que la poursuite agressive de Mohammed contre les dissidents avait ébranlé encore davantage la communauté déjà paranoïaque d’expatriés saoudiens.
Un bureau de presse du gouvernement saoudien n’a pas répondu immédiatement à un courriel demandant des commentaires sur les enlèvements.
Jarba n’était pas un dissident, mais il était peut-être recherché en raison de son association à une branche de la famille royale qui avait perdu la faveur des dirigeants saoudiens, selon les deux personnes au courant des circonstances de sa capture.
Il a été pendant longtemps un ami et confident du prince Tourki ben Abdallah, un fils de feu le roi Abdallah. Tourki a été arrêté en novembre dernier alors que les autorités saoudiennes détenaient des centaines de personnes, dont des membres de la famille royale, des chefs d’entreprise et des représentants du gouvernement, dans le cadre de ce qui a été qualifié d’opération anti-corruption.
Bien que les amis et les proches de Jarba n’aient eu aucun contact avec lui, ils ont pu reconstituer certains détails de son voyage après son arrestation dans le quartier chic d’Abdoun à Amman. Après son arrestation, Jarba a été brièvement détenu à l’ambassade saoudienne d’Amman avant d’être escorté à la frontière. Une fois en Arabie saoudite, il a passé plusieurs semaines à Djeddah, qui sert de capitale au gouvernement pendant les mois d’été. À un moment donné, on l’a emmené dans la maison des Tourki et on lui a demandé d’ouvrir des coffres-forts sécurisés à l’intérieur. Il y a eu des comptes rendus contradictoires sur la capacité de Jarba à les ouvrir.
Jarba avait supposé qu’il serait en sécurité à Amman, ont dit les deux personnes, en partie parce qu’il était un cheikh d’une grande tribu, les Shammar, qui entretenait des relations solides avec la monarchie jordanienne.
Un porte-parole du gouvernement jordanien n’a pas répondu immédiatement à une demande de commentaires sur le cas de Jarba.
Mais les responsables jordaniens diront plus tard à la famille de Jarba qu’ils étaient impuissants à empêcher son enlèvement, selon l’une des personnes au courant du cas de Jarba.
« C’est plus grand que nous », auraient dit les responsables jordaniens.
Le premier cas signalé d’enlèvement parrainé par l’État saoudien est survenu le 22 décembre 1979, lorsque la première grande figure de l’opposition du pays, Nasser al-Saeed, a disparu de Beyrouth. Il avait fui le pays après avoir été emprisonné pendant quelques temps pour avoir organisé des grèves et des révoltes ouvrières. Il a poursuivi ses critiques pendant son exil et a salué la prise de la Grande Mosquée de La Mecque en 1979 par des militants comme un soulèvement populaire.
Après sa disparition, l’Arabie saoudite, gouvernée à l’époque par le roi Khaled ben Abdulaziz, a déclaré que les informations selon lesquelles Saeed avait été enlevé et renvoyé en Arabie saoudite par avion privé étaient infondées. Il a décrit Saeed comme « insignifiant ».
Alors que l’on n’entend plus jamais parler de beaucoup de ceux qui disparaissent, une victime, le Prince Sultan ben Tourki ben Abdulaziz, petit-fils du fondateur de l’Arabie saoudite, a pu rendre public son enlèvement et déposer une plainte pénale contre de hauts fonctionnaires saoudiens devant un tribunal de Genève en 2014.
La plainte révélait les détails d’un enlèvement audacieux en 2003, sous le règne du roi Fahd, et désignait le fils du roi, Abdulaziz ben Fahd, et le ministre des Affaires islamiques, Saleh ben Abdulaziz Al-Sheikh, comme participants à ce complot.
Sultan, que ses amis décrivent comme un personnage hors-norme – le genre d’homme qui commande une tarte aux fraises au milieu de la nuit – était à Genève pour un traitement médical. Pendant son séjour à l’étranger, il a publiquement critiqué le royaume, appelant à la réforme économique et mettant en lumière les questions relatives aux droits de l’homme.
« Il a été averti d’arrêter et on lui a dit de revenir et que tout se passerait bien », a dit Clyde Bergstresser, un avocat basé à Boston qui a été engagé par le prince. Mais Sultan a refusé de revenir, de sorte que le fils du roi et le ministre ont été dépêchés pour le convaincre.
Sultan a été invité dans une résidence du roi Fahd dans la banlieue de Genève, se souvient le prince lors d’entretiens avec des chaînes de télévision arabes par satellite.
Il est arrivé avec ses gardes de sécurité allemands, qui ont témoigné plus tard qu’ils avaient vu Sultan parler avec un cousin au bord de la piscine, avant que les deux hommes n’entrent dans la bibliothèque sans gardes. Peu de temps après, cinq hommes masqués sont arrivés.
« Il a été jeté par terre, on lui a injecté un anesthésique dans le cou et on l’a intubé », a dit Bergstresser.
On a dit aux gardes de sécurité de Sultan qu’il avait décidé de retourner au royaume de son plein gré.
Après sept ans, au cours desquels Sultan a déclaré qu’il était détenu en grande partie en résidence surveillée, en prison ou à l’hôpital, il a été autorisé à quitter l’Arabie saoudite après être tombé gravement malade suite à une affection respiratoire. Il s’est rendu à Boston pour un traitement médical et a ensuite porté plainte.
Cependant, le 31 janvier 2016, il a commis l’erreur d’embarquer pour un vol organisé par l’ambassade à Paris dans un avion saoudien, après avoir été invité par son père au Caire.
Selon Bergstresser, les écrans de l’avion qui indiquaient le trajet de l’avion vers Le Caire se sont soudainement éteints. Et l’avion a atterri à Riyad, la capitale saoudienne. « Il a été enlevé de force de l’avion, criant et hurlant. Je n’ai plus eu de ses nouvelles depuis », a déclaré Bergstresser. Il a ajouté que des membres de l’entourage du prince ont été détenus pendant plusieurs jours avant d’être libérés.
A peu près à la même époque, deux autres princes basés en Europe ont disparu. Ces cas ont été signalés pour la première fois par la BBC l’année dernière.
Le prince Tourki ben Bandar, connu pour ses tirades salaces contre la famille royale saoudienne, y compris des accusations de meurtre, a disparu en 2015 après avoir fui l’Arabie saoudite à la suite d’un conflit foncier et s’y être installé [en Europe : NdT].
Un autre personnage royal mineur, Saoud ben Saif al-Nasr, a également disparu après avoir demandé des réformes dans le royaume et approuvé publiquement une lettre d’un membre anonyme de la famille royale saoudienne largement diffusée en 2015, appelant à un changement de régime. Il a été persuadé de prendre un avion privé pour l’Italie pour ce qu’il croyait être un voyage d’affaires, mais on n’a pas eu de nouvelles depuis, a rapporté la BBC.
Dans une interview accordée l’année dernière au site d’information russe Spoutnik, le prince Tourki ben Fayçal un haut dignitaire royal qui dirige le Centre de recherche et d’études islamiques du roi Fayçal, a rejeté les cas des « soi-disant princes », affirmant que des notes d’Interpol avaient été publiées au sujet de leurs arrestations.
« Nous n’aimons pas rendre ces choses publiques parce que nous les considérons comme nos affaires intérieures », a-t-il dit. « Bien sûr, il y avait des gens qui travaillaient à les ramener. Ils sont ici ; ils n’ont pas disparu. Ils voient leurs familles. »
Le gouvernement marocain a récemment déclaré qu’il avait extradé le Prince Tourki ben Bandar vers l’Arabie saoudite pour se conformer à un mandat d’Interpol.
Mais dans une déclaration, Interpol a déclaré qu’il n’avait publié aucun avis d’aucune sorte pour lui ou pour les princes Saoud et Sultan.
Comme Khashoggi, qui vivait en Virginie, de nombreux dissidents auto-exilés fuient aussi loin que possible du Moyen-Orient, craignant que les alliés de l’Arabie saoudite ne les extradent.
Dans une interview accordée au Washington Post plusieurs mois avant sa mort, Khashoggi a évoqué le cas de Loujain al-Hathloul, une militante saoudienne des droits des femmes qui avait été arrêtée en mars alors qu’elle conduisait dans Abu Dhabi, où elle étudiait, et qui a ensuite été ramenée en Arabie saoudite où on lui a interdit de publier sur les médias sociaux. Quelques mois plus tard, elle a été arrêtée, emprisonnée et accusée de trahison dans les médias d’état.
Alors que Hathloul était accostée à Abu Dhabi, son mari, Fahad Albutairi, comédien, a été enlevé de sa chambre d’hôtel en Jordanie et renvoyé en Arabie saoudite, selon deux personnes ayant des connaissances sur l’incident.
« C’est de l’intimidation », a dit Khashoggi. « Donner une leçon à ces gens, les rend craintifs. »
Source : The Washington Post, traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.