Irak: les enfants soldats de «Daech», toute une génération perdue
À Mossoul, les soldats irakiens se sont battus contre des garçons d’à peine 10 ans. Et pourtant, se faire exploiter par «Daech» pour tuer n’est que l’un des tristes destins qui menacent les jeunes de cette ville.
Après avoir combattu contre «Daech» à Falloujah et à Tikrit, Hasan pensait avoir tout vu. Mais quand il est arrivé à Mossoul, un garçon d’à peine 10 ans a essayé de le tuer.
«Ce fut complètement traumatisant», raconte le soldat de 40 ans en tirant nerveusement sur sa cigarette tandis qu’il évoque cet enfant, l’un des jeunes kamikazes de «Daech».
«Je me suis retrouvé devant des enfants dévorés par la haine. Ils portaient tous des ceintures d’explosifs, tous prêts à mourir. Tirer sur un adulte c’est déjà terrible, alors sur un enfant… Mais nous n’avions pas le choix».
«C’est une barbarie qui ne finit jamais. Cela nous fend le cœur : on sait qu’on se bat contre des enfants qui ont été endoctrinés au nom d’une religion abjecte».
Voilà la réalité de la guerre au nord de l’Irak, où l’EI a jeté dans la bataille tout ce qui lui reste – et tout le monde – pour repousser les forces irakiennes qui reprennent lentement le contrôle de Mossoul et des régions environnantes, dans une guerre sans merci qui a désintégré jusqu’au tissu social de la ville.
Sous le contrôle de «Daech», rien n’a été épargné à ces enfants : pauvreté, malnutrition et cruauté. Ils se sont ensuite retrouvés de force sur le front, pour servir de guetteurs, de combattants, de boucliers humains et de bombes humaines, dès le début de ces violents combats.
C’est cette stratégie qui a détruit la vie familiale dans cette ville et les villages environnants, où «Daech» s’est emparé de ces garçons pour leur inculquer les méthodes de leur «calife».
À Hamam al-Alil, au sud de Mossoul, Amir explique à Middle East Eye comment son propre fils, Mushak, a – à 11 ans – juré fidélité à «Daech», peu après son entrée dans la ville, en 2014.
«Mes enfants ne sont jamais allés à l’école», soupire-t-il, le visage déformé par la fatigue et la douleur.
«Quand Daech est arrivé, mon fils était un petit gars plein de colère, qui ne savait ni lire, ni écrire. Ils lui ont enseigné la haine des infidèles. Ils lui ont appris à tuer».
«En deux ans et demi, il est devenu soldat de la police islamique. Il n’avait même pas 14 ans. J’ai essayé de l’empêcher de jurer fidélité au calife, mais il m’a dit : ‘’Boucle-la ou je te coupe la tête’’».
«Un jour, il a débarqué chez nous un fusil à la main et il m’a menacé – j’avais devant moi un enfant, armé, venu m’interdire, dans ma propre maison, de critiquer Daech – et qui a cassé un bras à sa mère quand elle l’a supplié d’arrêter».
Tous les villages avaient leurs recruteurs, témoigne Amir, avant d’ajouter que plus de la moitié des enfants d’Hamam al-Alil avaient été recrutés, et qu'ils étaient nombreux à n'être jamais revenus.
Amir a perdu son fils : «Je n’ai même pas peur qu’il soit mort. Ça m’est égal. Mushak est une honte pour notre famille».
«Maintenant, tout le monde nous déteste, ici. Nous sommes désespérés : nous ne pouvons même plus sortir faire nos courses, nous vivons cloîtrés chez nous parce qu’on a peur de se faire lyncher en pleine rue. Nous avons tout perdu : un fils, notre foyer, notre honneur, bref, tout».
«Daech» a publié des dizaines d’enregistrements à la gloire de ses brigades de «jeunes lions» – des enfants en uniforme de combat qui s’entraînent à la guerre. Le pire, c’est qu’ils ont été filmés en train de procéder à des exécutions.
On pense que «Daech» a installé au moins un camp pour enfants à Mossoul.
Ceux qui échappent au recrutement n’échappent toutefois pas à la guerre.
Lors d’une percée irakienne passant par al-Shohada, à l’ouest de Mossoul la semaine dernière, chaque maison libérée affichait le tribut payé en jeunes vies : des dizaines de civils, blottis dans l’obscurité, prêts à mourir.
«Daech a instrumentalisé nos enfants pour en faire des boucliers humains», s’écrie Mahmoud, en serrant dans ses bras un soldat qui vient d’entrer dans leur maison plongée dans les ténèbres.
«Ils sont entrés dans notre maison et nous ont forcés à les suivre pour leur éviter de se faire bombarder. Désormais, mon fils ne sait plus dire autre chose que : ‘’Gloire à Daech’’».
«Ils voulaient qu’il devienne un soldat, ils lui ont enseigné les maths pour qu’il compte les balles dans son chargeur. Ils lui ont appris à égorger pour tuer. Quel avenir l’attend, à votre avis ?»
Les menaces continuent de planer même sur les régions libérées par les forces irakiennes.
Il y a deux mois, «Daech» a été chassé de la ville, et Ali a rouvert sa clinique à l’est de Mossoul. Les couloirs sont à l’abandon, les fenêtres ont explosé lors d’un attentat à la voiture piégée qui a tué des soldats irakiens en novembre, mais au moins, il est désormais en mesure de prodiguer les premiers soins.
Cependant, ce médecin de 30 ans ne se sent pas en sécurité, et pas seulement à cause des bombes humaines sur les routes et les explosifs largués par les drones. Il doit maintenant aussi se méfier des enfants.
Il a vu des enfants soldats débarquer dans sa clinique et menacer les médecins. Il pense qu’il s’agit de «recrues» sorties d’un orphelinat local investi par «Daech» quand il contrôlait encore cette zone.
«Ils ont sans doute été recrutés par Daech», explique-t-il. «Les combattants de l’EI ont forcé tous les enfants, garçons et filles, à quitter le bâtiment. Les filles sont devenues des esclaves sexuelles et les garçons des enfants-soldats. Cette génération est une génération perdue».
Ali n’a pas réussi à s’échapper de Mossoul quand «Daech» y est entré en 2014, et il a continué son travail de médecin sous le règne d’Abou Bakr al-Baghdadi. Il sait qu’il est devenu une cible – il en a vu de toutes les couleurs.
«Daech nous hante toujours. Nous savons qui les cache».
Cependant, même s’il craint de se retrouver en face d’un enfant immature, haineux à force d’avoir été endoctriné, Ali s’inquiète bien plus de l’avenir de cette génération perdue.
Pendant les deux ans et demi du règne de «Daech», 30 000 enfants environ sont nés à Mossoul. Aucun d’eux n’a été vacciné contre les terribles maladies accablant les plus faibles : polio, variole et rougeole, entre autres.
Ils n’ont pas non plus de certificat de naissance officiel – les papiers émis par «Daech» n’ont aucune valeur pour les fonctionnaires irakiens et de toutes façons, de nombreux civils ont refusé de déclarer la naissance de leurs enfants, ce qui fait d’eux des apatrides.
À Bartella, ville libérée en novembre à 20 km à l’est de Mossoul, les autorités irakiennes ont créé un bureau mobile offrant aux gens le choix de demander de nouveaux papiers d’identité.
Marwa a trois enfants, tous sans papiers. La plus jeune, Sara, est née après 2014 et sa naissance n’a été jamais enregistrée.
«Mon mari et moi n’aurions jamais accepté que Sara ait un acte de naissance émis par Daech, mais la vie est très dure pour nous, maintenant », déplore-t-elle.
«Je viens ici tous les jours depuis janvier et personne n’a su répondre à mes questions. Les officiers du renseignement m’ont interrogée une douzaine de fois et ont vérifié que ma famille n’avait aucun lien avec Daech. Mais pas d’ombre d’un papier pour l’instant».
Les parents doivent eux aussi remuer ciel et terre pour récupérer leurs papiers. À Mossoul, beaucoup de gens ont vu leur carte d’identité irakienne détruite par «Daech», qui leur a ensuite délivré de nouveaux papiers, qu’ils ont à leur tour détruits à l’approche des forces irakiennes, de crainte d’être soupçonnés d’appartenir à «Daech».
Aisha Salman serre dans sa main une photo de son fils en attendant de déposer sa demande de papiers.
Il a été abattu par les combattants de «Daech», quand ils ont appris que son père était dans l’armée.
«Quand mon fils est mort, un militant de Daech lui a volé ses papiers», explique-t-elle.
«Ils ne se sont pas contentés de lui ôter la vie, ils lui ont aussi volé son identité. Aujourd’hui, la mémoire de mon fils est souillée par l’un de ces meurtriers. Et je ne sais pas comment lui faire justice».
Source : middleeasteye