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Turquie : Etat des lieux

Turquie : Etat des lieux
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Par Eline Briant

Depuis sa nomination au poste de premier ministre en 2003, la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, aujourd'hui président a bien changé. Après s'être fait connaître pour ses réformes démocratiques incontestables, il est maintenant celui qui symbolise autoritarisme et coups bas. Ami d'hier, il est devenu l'ennemi pour bon nombre de ses voisins. Quelles seront les finalités d'une telle politique intérieure devenue quasi dictatoriale et de son jeu trouble à l'international ?

L'heure est au bilan avec Tancrède Josseran, attaché de recherche à l'Institut de stratégie et des Conflits (ISC), directeur de l'Observatoire du monde turc et des relations euros-turques, auteur d'un remarquable essai sur «La nouvelle puissance turque». Il nous offre dans cette interview qui suit, une analyse détaillée de la situation géopolitique de ce pays promis fut un temps, à réconcilier l'Orient et l'Occident.

Turquie : Etat des lieux

1- Alors que les premières années au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) avaient été marquées par une incontestable extension des droits démocratiques individuels et collectifs, il est désormais loisible de constater les dérives liberticides de Recep Tayyip Erdoğan. Depuis 2009/2010 que s'est il passé ? La Turquie politique d'Erdogan est-elle dans l'impasse ou était-ce sciemment réfléchie dans un plan bien défini?

En Turquie, la vie politique s’organise autour d’un centre et d’une périphérie. Jusqu’au début des années 2000, le centre désigne l’establishment militaro-kémaliste. Les élites occidentalisées s’estiment garantes de l’unité du pays et de sa religion civique, la laïcité. Rejetée aux marges depuis la création de la République (1923), la mouvance religieuse représente les laissés pour compte de la géhenne atatürkiste. Ce sont les Turcs noirs humbles et dévots brimés au nom de leur foi, les Kurdes écrasés sous le centralisme d’Ankara, les pieux entrepreneurs de province humiliés d’avoir à passer sous les fourches caudines de la bourgeoisie laïque d’Istanbul. Tout le génie de Tayyip Erdogan est d’avoir su renouveler la matrice de l’Islam politique turc. Réaliste, il constate que la stratégie du tout ou rien est stérile. Plus que la Charia, les Turcs espèrent une amélioration concrète de leur condition d’existence. Sur les décombres des partis conservateurs perclus de scandales, Erdogan jette les bases d’une nouvelle formation qui mêle valeurs traditionnelles, démocratie et économie de marché: le Parti de la Justice et du Développement (AKP). L’union des trois familles de la droite turque (islamiste, conservatrice, nationaliste) assure à l’AKP 50% du corps électoral.  Cette synthèse magistrale où à l’origine libéralisme politique, économique et religieux s’alimente mutuellement, sape les assises autoritaires, laïcistes et jacobines du kémalisme. Sur la scène internationale, Washington et Bruxelles apportent à Erdogan l’onction suprême de la respectabilité. Après le 11 septembre 2001, il est l’homme de l’aggiornamento entre Islam et modernité, celui qui arrimera un grand pays musulman aux rivages de l’Europe et réconciliera l’Orient et l’Occident. Trois temps scandent la décennie AKP. Entre 2002 et 2007, Erdogan fait profil bas. Les Islamo-conservateurs doivent remettre la Turquie d’aplomb. En quelques années, le pays se couvre d’infrastructures, l’inflation est terrassée, la richesse nationale triplée (800 milliards de PIB). La Turquie se hisse au 17eme rang des économies mondiales. De 2007 à 2011, l’AKP fort de ses succès se lance à l’assaut de l’establishment militaro-laïc. De manière adroite, Erdogan utilise le processus d’adhésion à l’Union Européenne. Les vagues d’harmonisation successives renvoient bientôt les militaires dans leurs casernes. Simultanément, l’AKP esquisse un début d’ouverture sur le dossier kurde. Mais à partir de 2011, tout change. L’AKP est au faite du pouvoir. L’armée est décapitée, la presse domestiquée, les élites laïques tétanisées. De parti hors système, l’AKP est devenu le système. Libéral lorsqu’il s’agissait de battre en brèche la citadelle républicaine, Erdogan engage aux affaires un virage autoritaire et imprime de nouveaux mots d’ordre: défense de l’Etat, intégrité territoriale et consolidation civilisationnelle. L’ancienne Turquie d’Atatürk et la nouvelle d’Erdogan fusionnent, c’est l’islamo-kémalisme.  Ce retour de balancier est somme toute logique. Pays fracturé entre Turcs et  Kurdes, dévots et laïcs, ruraux et urbains, la Turquie vit dans l’angoisse d’une guerre civile imminente. Pour l’homme de la rue, seule la poigne impitoyable d’un homme providentiel est susceptible de sauver le pays de l’explosion. Au parlementarisme qui porte les germes de la division, Erdogan oppose la volonté nationale (Milli Irade), c’est à dire lui-même. Auréolé du suffrage universel, Erdogan interprète le mandat populaire comme une invitation à monopoliser toutes les institutions. De facto, la Turquie est devenue une démocratie ilibérale. Personnalité démesurée, douée d’une intuition politique hors norme, Erdogan s’estime investi d’une mission qui marquerait la destinée des Turcs, quand ce n’est pas celui du monde musulman tout entier. Trop souvent, il a eu raison envers et contre tous pour qu’on le fasse changer d’avis. Même ceux qui dans la mouvance islamiste ont émis à un moment ou à un autre un doute lui sont reconnaissants de les avoir  arrachés à la morne existence de petit bourgeois de province. Néanmoins, cette assurance a son revers. Le sens de la mesure, la prudence tactique, le calcul des opportunités qui ont longtemps été sa marque de fabrique, ont cédé à  l’hybris. Aujourd’hui Erdogan est passé d’exégète de la Turquie réelle à celui de créateur d’une nouvelle Turquie.

2- Que pouvons-nous comprendre de cette annonce d'Ahmet Davutoglu d'abandonner ses fonctions. Kemal Kılıçdaroğlu, le président du CHP (Parti Républicain du Peuple), a déclaré : «La démission de Davutoğlu ne doit pas être considérée comme une affaire interne à l’AKP ; tous les partisans de la démocratie doivent résister à ce qui est un coup d’Etat du palais (présidentiel).» Qu'en pensez-vous? Pouvons-nous envisager un virage dans la politique diplomatique auprès de ses voisins irakiens et syriens ?

Dès son intronisation à la fonction suprême (2014), Erdogan a toujours maintenu qu’il ne serait pas un Président pot de fleur. Or, la constitution turque héritée des militaires cantonne le chef de l’Etat à un rôle honorifique. Sa refonte dans un moule présidentielle constitue le grand chantier du quinquennat. Erdogan veut concentrer le pouvoir exécutif et reléguer le Premier Ministre au second plan. Toutefois, si Ahmet Davutoglu est dépourvu de charisme, il bénéficie d’un prestige certain. N’est-il pas le Hoca [le maître] à penser du néo-ottomanisme ? Celui qui a en quelques années propulsé la Turquie au coeur de l’échiquier planétaire.  Une contenance trop déférente serait contraire à l’amour propre du Hoca.  Bien que de nature loyale, il ne veut pas être un Ministre croupion. Plus le temps passe, plus Erdogan s’irrite de son Premier Ministre. Ses velléités de dialogue avec les Kurdes, ses états d’âme au sujet de  la liberté de la presse, ses contacts de haut niveau en Occident agacent. Ainsi, alors qu’Obama a ignoré Erdogan à l’occasion d’une escale aux Etats-Unis, le Président américain invite Davutoglu à la Maison Blanche. Infamie ultime, le Hoca, bloque la nomination de proches d’Erdogan au sein du parti islamo-conservateur. C’est plus que n’en peut supporter le Président turc. La disgrâce est brutale.  En clair, deux choses expliquent la chute du Hoca: son manque d’enthousiasme à vouloir réécrire la constitution  et la prévenance équivoque dont l’Occident le nimbe. Le successeur d’Ahmet Davutoglu, Binali Yildirim, ancien ministre des transports, est tout entier dévoué au Président. Malgré les affaires qui l’ont éclaboussé, les Turcs l’associent aux succès des grands travaux qui ont métamorphosé l’Anatolie en moins d’une décennie. Vieux compagnon de route, il sera d’abord un exécutant. 

3- Attardons-nous un peu sur la question kurde. Face à la recrudescence de violence de part et d'autre des camps,  faut ‐il abandonner tout espoir de voir les  deux parties s’asseoir à la table des négociations ? Ce réflexe guerrier n’est‐il pas symptomatique d’une fuite en avant d’Erdogan, de plus en plus isolé sur la scène internationale ?

La question kurde est l’éternel serpent de mer de la politique turque. Jusqu’à la fin du XXe siècle, Ankara a refusé d’admettre un problème identitaire au Sud-Est du pays. Paradoxalement, les islamistes ont toujours été plus ouverts à la discussion que les cercles laïcs. De nombreux kurdes dévots accordent leur suffrage à l’AKP qu’ils assimilent à une force antisystème. A partir de 2009, les premières tractations s’engagent. Des échanges ont lieu  à Stockholm. Mais ils s’embourbent dans les non-dits. Le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) et Ankara s’accordent sur des négociations, moins sur l’épilogue. Erdogan nostalgique de l’ottomanisme, voit dans le problème kurde l’enfant funeste du jacobinisme républicain. Tout le mérite de l’Empire Ottoman aurait été d’associer Turcs et Kurdes sur un même pied d’égalité. La prospérité économique couplée à la reconnaissance de quelques droits culturels, le tout émaillé d’appel à la fraternité islamique, tiennent lieu de programme. Ankara pose surtout comme préalable à toutes concessions, l’arrêt total des violences et le dépôt des armes.  Ces conditions sont inacceptables aux yeux du PKK.  A contrario, les Kurdes réclament une véritable autonomie, et caressent en arrière-pensée l’idée  de parvenir à l’autodétermination. Ces deux visions aux antipodes expliquent l’échec du processus de paix. En outre, le PKK a choisi lui aussi la fuite en avant. La volonté de constituer des zones libérées au coeur des grandes villes kurdes a non seulement aboutit à un échec militaire cinglant mais a mis le HDP (Parti du Peuple Démocratique), l’ aile légale du PKK, dans une situation impossible. Rejeté dans les cordes du terrorisme, le parti kurde est en passe de voir son groupe parlementaire disparaître.

5- Le regain de tensions entre la Turquie et les Kurdes s’inscrit alors qu'Ankara est engagée dans le conflit syrien. Sa prise de position en faveur des rebelles (et finalement de l'Arabie Saoudite) a jeté un froid sur ses relations avec deux grands acteurs régionaux, la Russie et l'Iran. N'est-ce pas risqué, surtout que son voisinage direct n'est pas à majorité sunnite ?

Il est peu probable que la politique étrangère d’Ankara évolue. Au sommet de sa réussite en 2011, la diplomatie turque a encaissé de plein fouet l’onde de choc des Printemps arabes. La politique de «zéro problèmes avec les voisins» s’est muée en «zéro voisins sans problèmes».  La diplomatie turque paye sa confessionnalisation au profit du sunnisme. Ankara a pensé qu’elle pouvait jouer le rôle de modèle pour toute la région et s’ériger en protectrice des masses sunnites écrasées sous la férule du laïcisme autoritaire. Face à l’Iran, il s’agit d’empêcher l’apparition à Bagdad d’un Etat chiite client de Téhéran. Ces multiples ingérences ont réveillé tant en Egypte qu’en Syrie ou en Irak  de vieux réflexes anti-turcs. La détérioration des liens turco-russes a accéléré cette décrépitude généralisée. Cependant, quelles que soient les frictions entre Poutine et Erdogan, les deux hommes savent que le contentieux syrien est d’abord géopolitique. Ni l’un ni l’autre n’en font une affaire idéologique. Leur absence d’empathie envers la démocratie libérale les réunit. D’ailleurs, Poutine a écarté l’énergie de ses sanctions après la destruction d’un chasseur russe en novembre 2015 (la Russie fournit 60% du gaz et 40% du pétrole à Ankara). En retour, Erdogan refuse d’appliquer l’embargo européen contre Moscou conséquence de l’annexion de la Crimée. Réalistes, Turcs et Russes se reconnaissent comme des puissances aux intérêts opposés car d’abord attachés à leur souveraineté. Les relations turco-iraniennes obéissent à des règles similaires. La question du contrôle de l’arc kurde de la Méditerranée aux monts du Zagros fouette l’antagonisme entre Téhéran et Ankara. Si, en Irak, les Turcs épaulent les autorités d’Erbil dans l’espoir de parvenir à une confédération kurdo-turque, les Iraniens soutiennent le PKK en lutte contre l’Etat islamique. Néanmoins, ces différents cachent des convergences ponctuelles. En témoigne l’accord tripartite (Turquie-Brésil-Iran) qui prévoyait en 2010 de fournir de l’uranium à des fins civiles, même s’il a avorté. A cela s’ajoute l’éternelle question énergétique: 30% du gaz turc est importé d’Iran.

6- Qu'en est-il de ses relations avec l'Union européenne ?

La politique européenne d’Ankara obéit à des considérations intérieures. Tout d’abord, le processus d’adhésion et son cortège d’harmonisation juridique ont permis au Président turc d’expulser l’armée des instances gouvernementales. Ensuite, la fougue européenne de l’AKP s’est dissipée. Le veto de Paris et de Nicosie ont fait le reste. Depuis 2005, 15 chapitres sur 35 de l’acquis communautaire ont été ouverts et 1 seul a été refermé. Erdogan a compris qu’il existe un gouffre béant entre l’Europe postmoderne de Bruxelles et son projet de «Nouvelle Turquie». Adhérer à l’UE, c’est faire sien les standards de l’UE en matière institutionnelle, mais également dans le domaine sociétal. Et ce n’est pas sans équivoque pour un parti qui porte au pinacle le sacré, le respect de la famille et des valeurs traditionnelles. Si Erdogan ne met pas un terme au processus d’adhésion, c’est qu’il y a des avantages à retirer. Chaque année, Bruxelles débourse 671 millions d’euro de crédits versés au titre de la préadhésion. De surcroît, il permet à la Turquie de peser sur les mécanismes décisionnels du continent. La crise migratoire est révélatrice. La Turquie qui accueille 2 millions de réfugiés syriens juge qu’elle a le droit à des compensations. Elle exige donc une aide financière, le déblocage de quelques chapitres d’adhésion à titre symbolique, mais surtout la levée des restrictions qui empêchent les Turcs de voyager en Europe sans visa. C’est une mesure qui en Turquie a une portée très concrète. En effet, les Turcs jugent scandaleux qu’ils ne soient pas soumis au même régime de circulation que les Serbes, les Albanais, pourtant eux aussi candidats. En outre, la libre circulation des travailleurs permet de se débarrasser du fardeau des centaines de milliers de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail. Et dans un contexte de croissance faible de bénéficier de l’envoi de précieuses devises. Erdogan est en position de force. Il sait qu’il contrôle les vannes de l’émigration et que les Européens sont obligés de céder à ses exigences de crainte d’un nouveau tsunami migratoire.

Source : French.alahednews

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