La France achète-t-elle du pétrole de «Daech» ?
Le groupe terroriste «Daech», via un réseau de contrebande syro-irako-turc bien établi, parvient à exporter du pétrole malgré les embargos internationaux. Dès lors, la France est-elle susceptible d'en acheter ? (…)
Est-il possible que l'Europe - et a fortiori la France - achète du pétrole produit par «Daech», même involontairement? «Non, je crois que ce n'est pas le cas», a répondu Manuel Valls. Quelques jours auparavant, Alain Juppé, ancien premier ministre, disait qu'il ne serait «pas étonné si, dans le réservoir de (sa) voiture, (on) roule avec de l'essence provenant des puits de pétrole de Daech». Alors qu'en est-il vraiment? Le Figaro a mené l'enquête.
• Septembre 2014, le point de départ
La question de savoir si l'Europe participe au financement de «Daech» a émergé en septembre 2014, lorsque l'ambassadrice de l'Union européenne en Irak, Jana Hybaskova, a déclaré devant la commission des affaires étrangères du Parlement européen: «Malheureusement, des États membres de l'Union européenne achètent (l)e pétrole (de Daech, NDLR)», sans les citer nommément car «ce sont des informations qui ne sont pas publiques».
La déclaration de Jana Hybaskova a fait l'effet d'une bombe dans les milieux politiques européens: les soupçons étaient déjà éveillés, mais pour la première fois, une diplomate évoquait le sujet publiquement. Réaction quasi-immédiate de l'Europe, qui a exprimé dans une résolution sa «profonde inquiétude» et demandé à la commission d'enquêter sur ce dossier. Dans la foulée, les services extérieurs européens répondaient: «Il n'y a aucune preuve», arguant qu'il est difficile de tracer parfaitement l'origine du pétrole. Plus d'un an après, aucune avancée du côté des instances européennes.
• Le pétrole de «Daech» traverse le territoire qu'il contrôle
Si la plus grosse part de la production d'or noir de «Daech» est consommée sur place, en Syrie et en Irak, il n'y a pas de doute sur le fait que «Daech» parvient, malgré les embargos internationaux, à en exporter une partie en Jordanie, au Liban, en Iran, au Kurdistan, et surtout en Turquie, où les frontières avec le territoire de «Daech» sont très longues. Et toujours très poreuses, malgré la pression internationale exercée sur le gouvernement turc, accusé sinon d'y tremper (comme la Russie le fait publiquement depuis quelques jours), au moins de fermer les yeux sur ce commerce illicite qui fait vivre tout un écosystème dans la région.
Dans la région syro-irako-turque en effet, les réseaux de contrebande sont bien établis et très organisés. Ils existent et prospèrent depuis le milieu des années 1990, quand un embargo et le programme de l'ONU «Pétrole contre nourriture» ont été décidés - et détournés - contre le régime de Saddam Hussein. «Daech», né en 2006 d'une scission d'Al-Qaïda en Mésopotamie, s'est aisément implanté dans ces trafics de pétrole, à tous les niveaux.
• Du pétrole de «Daech» en Europe? «Techniquement, c'est possible»
Dès lors que du pétrole - brut ou raffiné - de «Daech» traverse les frontières, est-il possible que la route de cet or noir «sale» puisse se terminer en Europe? En France? «Techniquement, c'est possible», concède Marie-Claire Aoun, directrice du Centre Energie de l'Ifri (l'Institut français des relations internationales). «Mais il faut bien retenir sur nous parlons de volumes de production très faibles, et qui sont en forte diminution.» En effet, dans ses meilleurs jours, «Daech» a pu produire jusqu'à 150.000 barils par jour, mais aujourd'hui, le groupe terroriste -affaibli par les frappes intensifiées de la coalition internationale visant les infrastructures pétrolières et les voies d'acheminement -, ne produirait plus qu'entre 20.000 et 35.000 barils par jour (pour se faire une idée, le marché pétrolier «normal» traite tous les jours plus de 90 millions de barils). «Avant d'être acheminé jusqu'au niveau européen, le pétrole de «Deach» sera en très grand partie, sinon totalement, consommé dans la région», estime Marie-Claire Aoun.
• Tracer le pétrole de «Deach» : mission impossible
«On ne peut pas exclure qu'une petite partie du pétrole de l'État islamique arrive sur les marchés internationaux», pense lui aussi Francis Perrin, directeur de la revue Pétrole et gaz arabes. Une fois le pétrole de «Deach» sorti des frontières de son territoire, soit il est mélangé clandestinement à un autre produit certifié; soit il obtient un certificat falsifié de la part d'autorités locales turques corrompues. Dans cette zone de guerres où la contrebande règne, où les frontières sont troubles et où le Kurdistan irakien vend du pétrole sans l'accord du gouvernement central irakien, «il est extrêmement difficile de tracer le pétrole», relève Francis Perrin. Si une infime fraction de pétrole «made in Deach» se retrouvait dans le flot d'importation d'or noir en Europe, «ce serait involontaire», plaide Marie-Claire Aoun de l'Ifri.
Le marché de l'or noir est si difficilement traçable que deux géants du trading de produits pétrolier suisses, Trafigura et Vitol -qui avaient été condamnés dans le cadre du programme «Pétrole contre nourriture»-, ont été invités à travailler avec les autorités américaines pour «partager des informations» sur les barils d'or noir clandestin quittant la Syrie et l'Irak, révélait en mai le journal helvète Le Temps.
• Dès lors, où va le pétrole de Daech?
Une fois en Turquie, le pétrole «made in Daech» anonymisé peut prendre la route des ports de la Méditerranée : Dortyol, Iskenderun et Ceyhan principalement. Le pétrole produit côté ouest de la Syrie, dans la région de Raqqa, est acheminé côté turc vers le Nord-Ouest du pays ; Celui qui est extrait dans la région riche en pétrole de Deir ez-Zor, remonte soit par le Nord-Est la Syrie, soit encore plus à l'est, par le Kurdistan irakien. Et une fois les côtes méditerranéennes atteintes, la porte est ouverte pour le Continent européen: 60% du pétrole importé en Europe transite par la Méditerranée. Mais, «il est impossible de déterminer si le pétrole de «Daech» va en France, en Italie ou ailleurs dans le monde», précise Marie-Claire Aoun.
• Phosphate, gaz, ciment etc. : «plus difficile à monétiser» pour «Daech»
«Daech» a aussi mis la main sur des gisements gaziers, des mines de phosphate, des cimenteries, etc. Mais, selon une analyse du groupement intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d'argent (Groupement d'action financière, Gafi), «contrairement au pétrole brut et raffiné, pour lesquels il existe des circuits de contrebande établis de longue date et des marchés noirs locaux, ces autres ressources sont sûrement plus difficile à monétiser pour Daech».
Source : lefigaro et rédaction